Résumés et analyses des principales oeuvres de l'écrivain romancier, dramaturge et philosophe français Honoré de Balzac.
Honoré de Balzac, né Honoré Balzac à Tours le 20 mai 1799, et mort à Paris le 18 août 1850, est un écrivain français. romancier, dramaturge, critique littéraire, critique d'art, essayiste, journaliste et imprimeur. En savoir plus sur Wikipédia.
Quelques oeuvres de Honoré de Balzac :
Honoré de Balzac : Écrivain & Romancier Français (Tours 1799 ~ Paris 1850) |
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La peau de chagrin, Honoré de Balzac 1830 :
Roman d'Honoré de Balzac (1799-1850), publié à Paris en fragments dans la Caricature en décembre 1830, la Revue de Paris et la Revue des Deux Mondes en mai 1831, et en volume sous la signature Honoré de Balzac (première apparition du de) chez Gosselin et Canel en 1831.
Premier succès de Balzac, deuxième roman paru sous son nom (après les Chouans,signés Balzac sans particule), ce texte relie, selon son auteur, les Études de mœurs aux Études philosophiques. La veine fantastique, aboutissement des récits précédents, exprime et illustre par ses symboles une vision de la société, sans verser dans un ésotérisme où résideraient les ultimes vérités : c'est ce que toute une critique balzacienne a appelé le «fantasme social».
La Peau de chagrin. Fin octobre 1830, ayant perdu son dernier napoléon au jeu, un jeune homme, Raphaël de Valentin, décide de se donner la mort. Il entre par hasard chez un vieil antiquaire, qui lui offre une peau de chagrin magique: ce talisman, figurant la vie de son possesseur, lui permettra de réaliser tous ses désirs mais se rétrécira à chaque vœu exaucé. En sortant de la boutique, Raphaël rencontre trois amis et participe à une orgie chez le banquier Taillefer, notamment en compagnie de la courtisane Aquilina. Pressé par son ami Émile Blondet, il raconte les événements qui l'ont conduit à envisager le suicide («le Talisman»).
Après avoir hérité une petite somme à la mort de son père, Raphaël avait voulu se consacrer à une Théorie de la volonté. En 1826, ayant loué une chambre au Quartier latin, il s'était lié avec Pauline, la fille de la maison. Trois ans plus tard, Rastignac, qui lui vantait les vertus de la «dissipation», lui fit rencontrer la riche veuve russe Foedora. Il idéalisa cette comtesse froide et calculatrice qui le tint à distance. Il se lança alors dans la débauche et s'endetta. Après la soirée chez Taillefer, un héritage lui parvient: il est riche, mais la peau a rétréci («la Femme sans cœur»).
Raphaël retrouve Pauline, devenue riche elle aussi. Ils vivent un temps heureux, mais la peau, cet objet dont il ne peut se débarrasser, en dépit des savants les plus illustres, va diminuant toujours. Malade, Raphaël se retire à Aix, puis au Mont-d'Or, menant une vie végétative. A la dernière extrémité, il revient à Paris. Un soir, pris d'un dernier désir pour Pauline, il meurt sur son sein. Pauline devient folle, mais Foedora, ou «si vous voulez, la
société», continue de briller («l'Agonie»).
Fascinant paradoxe du roman: la possession de la mystérieuse peau ornée d'un texte arabe, censé être du sanskrit, allant s'amenuisant comme la vie de son détenteur, le fait accéder au plus profond de la terrifiante société réelle du Paris de 1830, qui se révèle être le véritable lieu du fantastique moderne.
Ainsi le regard de Raphaël, unique protagoniste au début du récit, métamorphose-t-il la maison de jeu en cauchemar et l'orgie en champ de bataille.
Homme de science et de poésie, solitaire, doué comme Louis Lambert, cet autre philosophe balzacien de la volonté, d'une intuition qui confine à la seconde vue, Raphaël est pris au coeur d'un tragique dilemme: vivre à l'économie, sans plaisirs, et ainsi durer, ou exister intensément en dépensant son capital d'énergie. Essentiellement conservatrice, la société pratique l'égoïsme généralisé, du faubourg Saint-Germain aux curistes d'Aix, de Foedora aux créanciers et à Raphaël lui-même, soucieux de repousser l'échéance que lui avait d'ailleurs prédite l'antiquaire: «Votre suicide n'est que retardé.» L'or et les prestiges de l'illusion matérialisent cet égoïsme social, d'où l'importance symbolique de la séduisante et fascinante Foedora, cette inaccessible «statue d'argent».
Ce dilemme est d'autant plus insoluble que la négation du désir, qui finira par emporter Raphaël, équivaut à refuser la vie même. Voilà pourquoi le roman ne saurait conclure: vivre c'est mourir, ne pas vivre revient au même. Comme Sarrasine, Raphaël est confronté aux inconciliables exigences de la création et de l'amour. Croisement de mythes romantiques, de Manfred à Faust en passant par Melmoth (voir ci-après), cette contradiction exprime aussi le désenchantement de 1830, nouvelle forme du mal du siècle. L'ancrage dans l'actualité suffit à articuler l'impuissance dont souffre Raphaël au thème politique mettant en scène une société vouée aux seuls calculs d'intérêt.
D'une certaine façon roman à thèse, bien que totalement exempt des inconvénients ou des lourdeurs du genre, la Peau de chagrin s'ordonne autour d'un mythe. Jouant en virtuose de l'ambiguïté, le romancier se garde bien d'attribuer au fantastique tout ce qui concerne la peau elle-même. Des explications rationnelles, ou le hasard, qui peuvent rendre compte de ses effets, se mêlent au constat de son très réel rétrécissement. Surtout, pour exprimer le drame d'un individu tenté et effrayé par une société soumise à l'implacable loi de son propre développement, Balzac fait de la peau la preuve tangible que vouloir et pouvoir n'aboutissent qu'à la destruction: «Vouloir nous brûle, pouvoir nous détruit.» Dans ce contexte, le savoir, fût-il scientifique, se trouve dévalorisé par le jeu fictionnel et compte peu face à la comptabilité des besoins et désirs de Raphaël. Toute décision se révèle irréversible: la peau n'est que la somme des possibilités offertes à un homme donné. L'argent condense alors le temps: le dépenser, et donc vivre, accélère le rythme fatal. Ce fatalisme, provisoire dans la pensée balzacienne, est daté et s'oppose aux élans romantiques d'après 1830.
Foisonnant, baroque par certains aspects, le roman, ou plutôt cette «fantaisie» pour reprendre le terme de Balzac, développe une esthétique des contrastes. Recourant fréquemment aux prestiges de la poésie, de la couleur orientale, aux bouffonneries rabelaisiennes (plus nombreuses dans la version originale), célébrant la volupté (ainsi la mort de Raphaël intervenant à l'acmé d'une scène fortement érotique), il oppose aussi deux figures féminines, la douce et évanescente Pauline et l'inaccessible Foedora. Toute frémissante de la jeune énergie de son créateur, la Peau de chagrin se déploie à l'orée, mais aussi hors de la Comédie humaine, non seulement parce que ses principaux personnages ne réapparaîtront guère, mais aussi parce que le Rastignac apologiste de la «dissipation» ne ressemble guère à l'ambitieux calculateur sorti de la pension Vauquer (voir le Père Goriot). Le thème central parcourra le grand oeuvre balzacien, qui peut se définir aussi comme une réécriture continue et sans cesse approfondie de la Peau de chagrin.
D'autres textes de la Comédie humaine exploitent la veine fantastique. En dehors des grandes oeuvres à vocation philosophique comme la Recherche de l'absolu (1834) ou la mystique Séraphîta (1835), on peut citer trois récits.
L'Elixir de longue vie est publié à Paris dans la Revue de Paris en octobre 1830, et en volume dans les Romans et Contes philosophiques chez Gosselin en 1831.
L'Élixir de longue vie. A Ferrare au XVe siècle, Bartolomeo Belvidere a composé un élixir de longue vie, dont il a appris le secret. Sur son lit de mort, il demande à son fils don Juan de l'enduire de cet élixir dès qu'il aura expiré. Le fils enduit l’œil du cadavre, puis l'écrase en constatant qu'il le regarde, et conserve l'élixir pour lui. Plus tard, sentant la mort venir il donne à son fils Philippe le même ordre que lui avait donné son propre père.
Philippe ne parvient à ressusciter que la tête avant de briser le flacon dans son épouvante. On crie cependant au miracle, et un abbé décide de canoniser le duc don Juan. La tête, débitant des impiétés, se détache du corps et mord le crâne de l'abbé.
Jésus-Christ en Flandre, «conte philosophique», est publié à Paris chez Gosselin en 1831 et, fondu avec un autre conte (l'Église, initialement paru en 1831) pour son entrée dans la Comédie humaine en 1845. Proche des idées de Balzac lui-même, ce texte étrange affirme la nécessité de défendre l'Église pour le bien de l'ordre social.
Jésus-Christ en Flandre. Après la révolution de juillet 1830, sur les lieux d'une histoire légendaire située dans la Flandre du XVe siècle, un narrateur fait un rêve, où lui apparaît une Église ruinée, dont l'incarnation sous les traits d'une belle jeune fille lui ordonne de voir et de croire.
Melmoth réconcilié, publié dans le collectif Livre des conteurs en juin 1835, et dans les Études philosophiques, emprunte, cas unique dans la Comédie humaine, un de ces héros à un autre écrivain: Maturin, auteur du célèbre Melmoth the Wanderer, traduit dès sa parution en 1820. A l'instar de la Peau de chagrin, ce récit relie les oeuvres fantastiques au réalisme des Études de moeurs, en introduisant un pacte avec le démon au coeur de la maison Nucingen.
Melmoth réconcilié. Nouveau Faust, Melmoth parvient à vendre ses pouvoirs acquis auprès du diable à Castanier, caissier de la banque Nucingen. Castanier, pris entre sa femme et Aquilina, sa maîtresse, qui a pour amant de coeur un des «quatre sergents de La Rochelle» (voir laPeau de chagrin), se lasse de ses pouvoirs surnaturels, et veut les restituer à Melmoth. Ce dernier, «réconcilié» _ autrement dit sauvé _ vient de mourir. Castanier transmet alors ses pouvoirs au financier Claparon _ que l'on retrouvera mêlé à la spéculation immobilière de César Birotteau (voir Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau). Celui-ci paie ses créanciers, mais revend son pouvoir à un notaire. Ainsi sauvé à son tour, Castanier peut mourir assisté des secours de la religion.
Eugénie Grandet, Honoré de Balzac :
Roman d'Honoré de Balzac (1799-1850). Le premier chapitre parut dans l'Europe littéraire le 19 septembre 1833 sous le titre Eugénie Grandet, histoire de province. L'édition originale en six chapitres constitue le premier volume du tome V des Études de moeurs au XIXe siècle (Paris, chez Mme Charles Béchet, 1834). Après une édition séparée sans chapitres, (Paris, Charpentier, 1839), le roman figure dans le tome V de la Comédie humaine, premier volume des "Scènes de la vie de province" (Paris, Furne, Dubochet et Hetzel, 1843). Fort librement adaptée du roman, une comédie-vaudeville, la Fille de l'Avare, de J.-F. A. Bayard et P. Duport, fut représentée au théâtre du Gymnase le 7 janvier 1835.
Dérogeant au principe de récurrence des personnages, la clôture du roman, conforme aux conventions du genre, explique en partie son succès considérable.
Caricaturé par le discours scolaire, il passe encore trop souvent pour le roman de l'avarice, le père Grandet apparaissant comme la version balzacienne d'Harpagon. En fait, Balzac met d'abord en scène une jeune fille aliénée, sans possibilité d'agir, condamnée à vivre sur le mode du fantasme; quant à son père, tyran domestique, qui traite les êtres comme des choses, il se montre redoutable spéculateur, donc personnage économiquement moderne.
"Physionomies bourgeoises". A Saumur, l'ancien tonnelier Félix Grandet (le père Grandet), né en 1750, s'est constitué à coup de spéculations foncières une énorme fortune. Fort avare, il régente son aimante femme, sa fille unique, la modeste Eugénie, et la grande Nanon, servante aveuglément dévouée. Les familles Cruchot et Des Grassins convoitent la dot d'Eugénie et concoctent des stratégies matrimoniales rivales. Nous sommes en novembre 1819, et les familles prétendantes sont réunies dans la maison Grandet pour l'anniversaire d'Eugénie. Arrive inopinément Charles, un cousin de Paris.
"Le cousin de Paris". Mis en faillite, Guillaume Grandet, le père de Charles, s'est suicidé, et explique dans une lettre adressée à son frère qu'il lui a envoyé son fils. Eugénie, séduite par la beauté et les manières raffinées du dandy, est aux petits soins pour son cousin, lequel s'étonne devant l'aspect misérable du logis. Sa présence illumine la vie de la fille recluse. "Amours de province". Alors qu'Eugénie tombe décidément amoureuse de Charles, le père Grandet décourage ses espoirs. Une union avec le rejeton d'un failli, donc d'un homme déshonoré, est en effet exclue.
"Promesses d'avare, serments d'amour". Alors que Grandet manœuvre habilement et rachète les créances de son frère, Eugénie lit deux lettres que Charles vient d'écrire, apprend ainsi qu'il a une maîtresse, Annette, et qu'il est dans la misère. Elle remet en cachette à Charles son "douzain" de pièces d'or, que son père lui a données une à une. Charles, après lui avoir offert un coffret ayant appartenu à sa mère, pourra ainsi partir aux Indes pour faire fortune et l'épouser à son retour.
"Chagrins de famille". Le jour de l'an suivant, le père Grandet s'aperçoit de la disparition du douzain et, laissant éclater sa fureur, séquestre Eugénie dans sa chambre. Mais, apprenant que sa fille pourrait exiger le partage de la succession à la mort de sa mère, il se réconcilie avec elle. Mme Grandet meurt après un long martyre, épuisée par les scènes continuelles (1822), mais Grandet obtient d'Eugénie une renonciation à l'héritage maternel. Il s'éteint à son tour (1827) en contemplant fiévreusement ses écus.
"Ainsi va le monde". La riche Eugénie reçoit une lettre de Charles, qui, fortune faite, a réussi de son côté un mariage d'argent. Elle se résigne alors à épouser le vieux président Cruchot de Bonfons, à condition cependant que le mariage reste blanc, et paie les dettes de son oncle.
"Conclusion". Bientôt veuve à trente-trois ans, Eugénie vit petitement chez elle, continuant les habitudes imposées par son père, tout en consacrant sa fortune à des oeuvres de charité. On l'appelle Mlle Grandet.
La structure d'Eugénie Grandet s'organise selon l'un des schémas les plus courants de la composition balzacienne, déjà utilisé dans le Curé de Tours (1832): une lente exposition, une importante partie centrale, une phase dramatique plus rapide. La description de Saumur donne à voir mais aussi à comprendre. L'exposition procède également par retour en arrière, et permet de confronter passé et présent, tout en expliquant l'ascension du père Grandet, liée à la Révolution. La partie centrale est la montée d'un drame dont l'intensité repose sur des détails parfois infimes. Tout conduit à l'implacable conflit entre le père et la fille, paroxysme qui ne dure que quelques semaines. Après l'acmé, Eugénie sera tout entière à son amour attachée. Le dénouement ne nécessite pas un long développement. Il correspond à la logique d'un caractère et aux effets d'une passion.
Grâce à cette intrigue ramassée, Balzac présente la vie de province et étudie le caractère d'un personnage d'exception, qui consacre toute son énergie à la passion de l'or, et exerce sur son entourage un pouvoir tyrannique et magnétique, en maître omniscient entouré de mystère, à l'habileté diabolique qui le constitue en Vautrin de province. Ne possède-t-il pas un refuge, son "laboratoire" bourré d'or, asile inviolable et centre mythique de ses calculs et de sa puissance? Le romancier traite une autre passion, celle d'Eugénie, qui va naître à l'amour. On peut accorder au mot "passion" son sens religieux, car Eugénie, convertie aux vertus de l'amour, voue un véritable culte à Charles, et reste seule, abandonnée. Veuve, elle "marche au ciel accompagnée d'un cortège de bienfaits". Proposant une vision pessimiste d'un monde étouffant, déshumanisé par l'implacable loi des intérêts, d'un monde aliéné et sans âme où l'amour s'étiole, Eugénie Grandet tisse sur la trame de la quotidienneté provinciale une tragédie digne des Atrides.
Félix Grandet, à qui toute une tradition critique s'est exténuée à trouver des modèles réels, doit être élevé à la dignité de chercheur d'absolu qui ne peut prendre sa véritable dimension qu'en province. Terre des passions matérielles, mais impitoyable pour le coeur et l'esprit, la province balzacienne génère l'avarice. Grandet, s'il a fait fortune lentement, au rythme provincial, est un conquérant. Soumettant tout et tous à la loi de son égoïsme, il n'a en vue que le rendement et le profit. Économisant ses actes, jouant magistralement de son bégaiement, il résiste à la dégradation, fatalité éminemment provinciale selon Balzac. Grandet élargit même son champ d'action en achetant de la rente sur Paris. Il passe donc du foncier à l'immobilier tout en dupant les créanciers de son frère. Investisseur avisé, Grandet fait de l'or, au contraire de Goriot, ce père dilapidateur.
Le vieux Grandet aime à contempler son or et ce bonheur justifie son prénom. Cette extase ne contredit pas l'expansion de sa richesse, ce mouvement d'appropriation perpétuelle. Pour lui, l'or c'est la vie. Dès lors, le métal précieux n'est pas un objet, mais un être vivant doté d'une inépuisable fécondité. Par le don annuel de pièces rares, le vieillard tente de faire partager à sa fille cette conception génératrice d'émotion quasi sacrée.
L'avarice proprement dite, semblable à celle d'Harpagon, ne se manifeste véritablement qu'à la fin, lorsque Grandet en est réduit à une sorte de voyeurisme, une orgie du regard. Il affirme même que l'or le réchauffe. L'or apparaît alors autant comme un bien tangible et une inépuisable source de vitalité que comme un prodigieux aliment pour l'imaginaire. Il accède pour son bienheureux possesseur à la grandeur du mythe. Le père Grandet lui voue un culte, dont il devient une sorte de prêtre, détenteur de la vérité absolue, ultime, celle-là même du monde moderne retourné à l'adoration du Veau d'or.
Dans l'amour d'Eugénie, on décèle un rapport d'identité au père. En effet, Eugénie va se transformer en une sorte d'avare de l'amour. Comme Félix Grandet, elle est une monomane. Comme l'argent, l'amour s'avère un investissement passionnel. Eugénie fonde tout sur la parole donnée et les fiançailles privées, intimes, et sur l'échange des cadeaux à forte valeur sentimentale. Elle ne cesse de penser à ce voyageur, qui se révèlera volage, à ce trésor lointain, comme son père se consacre exclusivement à faire fructifier son capital. Le véritable drame du roman réside donc dans l'affrontement entre ces deux investissements, qui se ressemblent tellement.
Le père et la fille possèdent une même volonté inébranlable, qui mènera Eugénie au sublime.
L'arrivée de Charles, événement romanesque par excellence, s'inscrit dans la fatalité d'une existence de Belle au bois dormant qui n'attend pour se métamorphoser en vraie vie qu'une étincelle. L'amour va donc se développer avec une extraordinaire rapidité, envahir tout l'être, et se révéler l'une de ces idées ou de ces sentiments uniques qui possèdent l'individu dans l'univers balzacien, guidant Eugénie de la résurrection à l'insurrection. Comme rien ne peut venir le combattre, et comme Eugénie ne peut imaginer aucun moyen de sortir du cercle étroit où elle végète, il prend la forme du culte de la fidélité et du souvenir. L'amour transforme la vie d'Eugénie en destin. Murée dans son attente, cantonnée dans sa maison, l'héroïne gère son existence avec parcimonie. Condamnée à la stérilité par la trahison de l'être aimé, elle ne peut plus vivre que sur les pauvres souvenirs d'un passé constitué de promesses inaccomplies. La fiancée solitaire se condamne à la solitude définitive. A la fin du roman, elle demeure, douce et désespérée, semblable à la jeune fille du début, nimbée de malheur, figée par le temps. Ses largesses réparent les méfaits de l'avarice paternelle, à moins qu'elle ne se venge ainsi de son despotique géniteur. Elle n'est plus qu'une ombre, qui, malgré la transgression représentée par la charité, accepte la loi du père disparu, non par soumission mais par indifférence, dans le désert de l'habitude. Elle rejoint ainsi d'autres héroïnes balzaciennes vouées à l'effacement dans la fidélité, dont la passion déçue ou meurtrie a fait des nonnes apaisées, mais sans espoir, telles Mme de Beauséant (le Père Goriot et la Femme abandonnée, voir Étude de femme), Mme de La Chanterie (l'Envers de l'histoire contemporaine), Antoinette de Navarreins (la Duchesse de Langeais) ou Laurence de Cinq-Cygne (Une ténébreuse affaire).
Quoique presque entièrement situé à Saumur, le roman établit une double tension entre la province et Paris. D'une part, Guillaume Grandet, le père de Charles, a dû s'humilier devant son frère Félix. D'une certaine façon, le Parisien Charles venge son père en dressant Eugénie contre le sien. L'intrus perturbe le milieu, et, même s'il laisse échapper une considérable fortune en se mariant ailleurs, il le détruit définitivement. D'autre part, Félix Grandet tient les créanciers parisiens en échec. Dans toute la Comédie humaine, seul l'Illustre Gaudissart présente un tel cas de provincial bernant Paris. En outre, la province offre au romancier une temporalité, un espace, des mentalités propices à l'investigation "réaliste". Il s'agit de montrer, de révéler. D'où l'importance dans le roman des traits définitionnels de la province dont la maison Grandet, cette villa des mystères, concentre tous les traits.
Le secret est inhérent à la province, mais les voisins, ou plus largement la société, finissent toujours par décrypter le comportement des personnages.
Seul un Charles ignorant des moeurs provinciales et incapable de déchiffrer les signes se laisse prendre au piège du dénuement affecté d'un intérieur misérable. C'est d'ailleurs sur cette erreur toute parisienne que repose la cohérence du roman: averti de la fortune dont Eugénie doit hériter, Charles aurait sans doute épousé la jeune fille. Le roman peut donc être décrit comme l'affrontement du secret et de la curiosité. Les relations familiales obéissent parfaitement à cette loi.
Comme dans Saumur, petite ville de province archétypale, l'espionnage est continuel chez les Grandet. Mme Grandet est experte dans l'art d'interpréter les signes, et elle devine l'intensité de la réflexion chez son mari. Eugénie n'est pas moins instruite par l'expérience. Le moindre bruit parvient à des oreilles attentives et exercées. Seules, les absences du maître absolu du foyer offrent quelque répit et procurent aux femmes, ces victimes résignées, l'occasion de vivre un peu. Eugénie est la plus traquée de tous, car elle se trouve au centre de convergence des trois regards. Même séquestrée, il lui faut subir le regard de son père, qui se cache pour l'observer.
Dans Eugénie Grandet, ce roman de la lenteur, la durée joue un rôle capital. En effet, si tous les détails deviennent des enjeux (un sucrier, un nécessaire de toilette), des signes qui prennent une valeur capitale, la description de l'immobilité prend sens en fonction de tous ces événements minuscules. Le temps devient un acteur. Pour que l'argent fructifie, pour que l'amour naisse, et surtout se développe, il faut du temps. Mais le temps détruit. Alors prend toute sa force le vieillissement final. Plus généralement, la loi provinciale la plus implacable est celle de l'érosion, à laquelle Félix Grandet seul échappe, tant est intense sa passion de thésauriser. S'il détruit, le temps provincial rythme un univers en apparence calme et mécanique, qui cache sous sa léthargie de grandes capacités éruptives, d'autant plus violentes qu'elles étaient insoupçonnées. Peut-être Eugénie Grandet demeure-t-il le roman balzacien qui démontre le mieux cette loi, qui justifie la célèbre formule de Thibaudet: "Le roman, c'est la province."
Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau, Honoré de Balzac 1837 :
Roman d'Honoré de Balzac (1799-1850), publié à Paris chez Boulé en 1837, avant d'entrer dans la Comédie humaine (tome X, 2e vol. des «Scènes de la vie parisienne», chez Furne, Dubochet et Hetzel, en 1844).
Parodiant le titre de Montesquieu (Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence), Balzac transfigure un parfumeur assez bête et médiocre, frère de François, cette autre victime (voir le Curé de Tours), en un personnage épique. Héros en tout point digne des Études philosophiques, César meurt, tué par la volonté et l'énergie d'une idée fixe, la probité. Telle est la vraie dimension d'un roman par ailleurs consacré à la peinture du milieu des boutiquiers parisiens, déjà évoqué dans la Maison du Chat-qui-pelote.
En 1818, le parfumeur César Birotteau, alors à son apogée, décide de donner un bal pour fêter sa Légion d'honneur et la libération du pays. Légitimiste, adjoint au maire du 2e arrondissement de Paris, il est parvenu à cette position par le travail et l'honnêteté. Entré comme commis chez Ragon, il a pu, grâce au soutien de celui-ci, prendre à son compte son affaire, épouser Constance-Barbe Pillerault, qui lui sera fidèle et dévouée, et prospérer.
Saisi par la folie des grandeurs, il veut, contre l'avis de Constance, se lancer dans le grand commerce et embellir son magasin. Le notaire Roguin lui propose une spéculation immobilière dont l'instigateur est Du Tillet, un ancien commis des Birotteau, qui leur avait jadis volé de l'argent. Dernier feu de la prospérité, le bal est un succès.
Endetté pour l'achat des terrains, harcelé par les créanciers, César est anéanti par la fuite de Roguin. Après avoir fait appel en vain aux banquiers Keller, prévenus par Du Tillet plus que jamais acharné à le ruiner, il doit se déclarer en faillite en 1819. Il prend alors un emploi dans un bureau, Constance se place comme caissière et Césarine, leur fille, comme vendeuse. Le jour même de la faillite, Anselme Popinot, un autre ancien commis, qui a pu monter sa propre affaire grâce à Birotteau, demande la main de Césarine, et accepte de ne l'épouser qu'après le règlement de toutes les dettes. En trois ans de labeur acharné, Birotteau est réhabilité: il peut mourir après ce dernier «triomphe de César».
«C'est la probité venue sur terre, cet homme-là»: ainsi Constance la bien nommée définit-elle son mari. Si Balzac a lui-même connu les affres de la dette, si de nombreux modèles réels se trouvent à l'origine du roman, Birotteau est avant tout un type dont l'écrivain fixe les traits. Encore faut-il relativiser cette honnêteté proverbiale: il fait fortune avec des produits à l'efficacité douteuse et dupe sa clientèle; de plus, il se lance dans la spéculation, au grand dam de sa femme («Votre affaire me fait l'effet d'un vol»). Épris de considération, César échoue cependant par naïveté et surtout par bonté, ce qui le condamne face à des Du Tillet ou des Roguin, figures traditionnelles de l'arrivisme sans scrupule. Profondément religieux, il doit sa réhabilitation à la Providence et à la protection royale. Plus qu'une leçon édifiante, le roman propose en fait un amer constat: l'argent est désormais roi. Césarine le comprend bien, qui épouse le laid mais habile Popinot. Son mariage est avant tout un marché.
Le roman vaut aussi pour son intérêt documentaire. Commerce, débuts de la publicité par prospectus, modalités d'une spéculation sur les terrains de la Madeleine, arcanes de la loi: circuits de l'argent et cheminements du droit dans ces années de la Restauration se trouvent détaillés, minutieusement et techniquement analysés, décrivant ainsi les voies de la fortune ou de l'infortune. Le rôle de la banque, ici dénoncée pour son inadaptation à la modernité économique, complète celui qu'elle joue dans la Maison Nucingen, présentée par Balzac comme une «histoire jumelle» (Préface).
Histoire des treize, Honoré de Balzac de 1833 à 1835 :
Ensemble romanesque de trois récits d'Honoré de Balzac (1799-1850), publié successivement de 1833 à 1835. Ferragus, chef des Dévorants, précédé de la Préface générale, paraît dans la Revue de Paris de mars à avril 1833, et dans le tome X des Études de moeurs au XIXe siècle (2e vol. des «Scènes de la vie parisienne» paru à Paris chez Mme Charles Béchet en 1834). La Duchesse de Langeais, sous le titre Ne touchez pas à la hache, après une publication de ses deux premiers chapitres dans l'Écho de la Jeune France (avril-mai 1833), paraît la même année dans le tome XI, puis, avec son titre définitif, à la suite de Ferragus et sous le titre général, dans les «Scènes de la vie parisienne» à Paris chez Charpentier en 1839. S'y ajoute la Fille aux yeux d'or, primitivement intitulée la Femme aux yeux rouges, publiée en deux temps en 1834 et 1835. L'ensemble trouve place dans le volume IX de la Comédie humaine, tome I des «Scènes de la vie parisienne» (Furne, Dubochet et Hetzel, 1843).
Ferragus met en scène un ancien forçat évadé, Gratien Bourignard, dit Ferragus, qui est le vingt-troisième chef de la société de compagnonnage des Dévorants, mais aussi celui de la toute-puissante société secrète des Treize.
En 1820, il marie sa fille Clémence au banquier Jules Desmarets, mais lui interdit de révéler ses origines. Le baron de Maulincour, qui est amoureux d'elle, la suit dans ses visites clandestines à son père. Ferragus parvient à assassiner Maulincour. Mais ce dernier avait eu le temps de faire croire à Desmarets que sa femme avait une liaison. Elle meurt de ces soupçons, avant que son mari comprenne, trop tard, que cette accusation était fausse. Après la mort de sa fille, Ferragus sombre dans le désespoir, puis dans le gâtisme.
Dans la Duchesse de Langeais, Antoinette de Navarreins, qui a épousé le marquis de Langeais, déçue par son grossier mari, fait languir son soupirant, le général de Montriveau, membre des Treize. Exaspéré, celui-ci la fait enlever en 1819 au sortir d'un bal, la séquestre et entend la marquer au front d'une croix de Lorraine pour la punir de sa coquetterie. Il la libère cependant sans mettre sa menace à exécution. Antoinette se met alors à l'aimer et se compromet aux yeux du monde, mais il la repousse. Désespérée, elle se réfugie dans un couvent espagnol où elle devient sœur Thérèse. Montriveau la retrouve en 1823 et, avec ses compagnons, tente de l'enlever. Trop tard: il ne trouve plus qu'une morte.
La Fille aux yeux d'or nous présente la très jalouse marquise de San Réal rentrée des Antilles avec son amante la jeune Paquita Valdès, la «fille aux yeux d'or». Le dandy Henri de Marsay, qui a remarqué Paquita, obtient d'elle un rendez-vous en l'absence de la marquise, et devient son amant en 1815. Mais il soupçonne la vérité quand elle le costume en femme et l'appelle Mariquita. Il veut alors la tuer, aidé de ses amis les Treize. Mais il arrive trop tard : la marquise, rentrée de Londres pour apprendre son infortune, a en effet exécuté Paquita en s'acharnant de manière démente sur son cadavre. Grâce à leur ressemblance, Marsay s'aperçoit alors que la marquise n'est autre que la fille naturelle de lord Dudley, dont il est lui-même un fils naturel. Il prononce alors la cynique oraison funèbre de Paquita: «Elle était fidèle au sang.»
S'ils ne forment pas à proprement parler une trilogie, ces trois romans, aux liens apparemment assez lâches, constituent un nouveau départ pour Balzac : jusqu'alors peintre surtout de la vie privée et provinciale, il situe en effet, pour l'essentiel, l'intrigue de ses récits à Paris. Ainsi Ferragus et la Fille aux yeux d'or s'ouvrent tous deux sur un tableau de la ville, célébrant sa «vraie poésie» et détaillant chacune de ses «sphères» ou de ses «physionomies». La Duchesse de Langeais, de son côté, se consacre à l'un de ses quartiers, le faubourg Saint-Germain, ce «monde à part». De Paris, Balzac étudie la population, amplifiant sa classification du Traité de la vie élégante (voir Physiologie du mariage). Dans cet enfer, les damnés dansent un branle épuisant, dirigé par la soif de l'or et du plaisir. Hallucinant tableau qui donne le ton: l'histoire racontée ne peut se comprendre hors de ce cadre sulfureux. En Paquita et Marsay, or et plaisir, ces dieux modernes, trouvent à la fois leurs desservants et leur incarnation.
Les Treize, dont nous ne connaissons que quatre membres _ Ferragus, Montriveau, Marsay et le marquis de Ronquerolles qui deviendra ministre dans le Contrat de mariage (voir Étude de femme) _, véritables corsaires modernes, flibustiers en gants jaunes, écument la capitale. Leurs exploits racontés ici sont leurs dernières aventures, l'association se dissolvant à la mort de Napoléon (Préface). Mais en réintégrant la société, ils la domineront, tels des Vautrin visibles, le destin de Marsay dans la Comédie humaine étant à cet égard exemplaire.
Exerçant leur justice, à la fois rois, juges et bourreaux, les Treize forment la plus passionnante des sociétés plus ou moins secrètes de la Comédie, du Cénacle d'Illusions perdues aux Frères de la Consolation de l'Envers de l'histoire contemporaine. Incarnant le rêve balzacien de l'association, multipliant les pouvoirs de l'individu, ils transposent aussi dans la fiction ces réalités historiques que furent la Congrégation ou la Charbonnerie.
Monstres d'énergie, ils sont la continuation des Faust, Manfred ou Melmoth, tout en retrouvant certains traits du héros d'Argow le pirate, ce roman de jeunesse de Balzac. Union fraternelle entre des individualités d'exception, les Treize réalisent à ces deux titres une aspiration romantique fondamentale.
A cette cohérence idéologique, s'ajoute celle d'une philosophie politique que Balzac développe par ailleurs dans le Médecin de campagne. Particulièrement dans la Duchesse de Langeais, il critique la sclérose de l'aristocratie figée autour de ses valeurs désuètes; il lui recommande l'ouverture, le dynamisme économique et la participation à la vie politique, seul moyen de rétablir sa légitimité en s'appuyant sur le peuple.
D'autres motifs rapprochent les romans, à commencer par le destin des principaux personnages féminins, tous trois protégés ou prisonniers, mourant tous trois d'un amour passionnel. Si ces femmes diffractent l'image de Mme de Castries aimée de Balzac, elles autorisent surtout les flamboiements romanesques de la passion, dont la chevelure de Paquita sublime le rougeoiement. Mais ces êtres fascinants sont victimes de la misogynie d'hommes toujours prêts à les trouver coupables et à les juger. Criminelles aux yeux des dandys, elles flattent leur goût de la volupté, mais les préservent de ce piège qu'est le sentiment. Désirées, dominées et en fin de compte méprisées, elles doivent périr.
Même s'il affirme renoncer aux facilités du roman noir et du «drame dégouttant de sang» (Préface), Balzac n'en recourt pas moins à certains de leurs procédés et met en scène des moments forts dans une économie romanesque imitée de ces genres. Sous l'apparence d'une nouvelle Étude de femme, Ferragus propose d'abord un mystère à élucider _ et certains y ont vu l'ancêtre du roman policier. Les péripéties rythment le texte comme dans un roman frénétique, d'autant que le héros se révèle un hors-la-loi, cumulant les traits du bagnard et du chef clandestin. A cette énergie s'ajoute celle de l'amour paternel, dont on connaît la force dans l'univers balzacien. Doué de tous les talents, d'une habileté diabolique, en particulier dans ses déguisements, ce prince des ténèbres dramatise une fiction fortement marquée par la tentation fantastique.
Combinée aux séductions de cette intrigue, la «scène de la vie privée» que joue le couple Desmarets s'offre comme l'une des plus noires de la Comédie humaine. Clémence est prise sous le triple feu d'un amour insatisfait que le désir exacerbé retourne en haine (Maulincour), d'un amour conjugal perverti par la jalousie, et d'un amour paternel absolu. Mortelle conjugaison qui l'érige en figure tragique au sein d'un Paris sombre, tout de contrastes sociaux, où se côtoient diverses espèces, dans des paysages urbains étranges ou faussement familiers, ce qui autorise toutes les surprises et toutes les rencontres dans un gigantesque jeu de hasard. De ces nombreux centres d'intérêt procède, dans Ferragus, une structure complexe favorisant la digression. Il s'agit de rendre compte d'un univers parisien à la fois décrit, analysé et pensé. Physiologies (du flâneur au concierge de cimetière), développements journalistiques (ainsi l'inaugural tableau des rues de Paris), scènes à faire ou morceaux de bravoure composent un texte polymorphe, véritable matrice du grand roman balzacien dont il cumule les thèmes les plus féconds.
La Duchesse de Langeais, en partie déterminée par une déception amoureuse, et s'inspirant d'une aventure authentique, s'organise autour d'une femme qui n'est qu'une coquette mondaine. Cette nature, à la fois nerveuse et lymphatique, évolue dans une société aux codes impérieux. Strictement hiérarchisée, fondée sur l'hypocrisie autant que sur la distinction, celle-ci ne peut plus se reconnaître en une Antoinette saisie par la passion. Femme d'exception, la duchesse incarne au plus haut point l'orgueil de sa caste tout en s'élevant au-dessus d'elle par ses attitudes sublimes, sa grandeur d'âme et son renoncement.
Comme Ferragus, le roman utilise toutes les ressources d'un romanesque débridé. Commençant habilement par la décision prise par Montriveau d'enlever sœur Thérèse du couvent, il revient en arrière pour exposer, à la suite du tableau du faubourg Saint-Germain, la genèse du drame qui culmine dans l'extraordinaire scène du marquage, auquel renonce finalement un Montriveau exhibant bien des traits de Balzac lui-même. Ce récit «occupe» les trois mois nécessaires aux préparatifs de l'enlèvement, dont l'échec est narré au dernier chapitre où le chant d'amour mystique qui accompagne les voeux prononcés par la duchesse exacerbe et frustre la passion du héros dans la plus belle tradition romantique.
Le parfum vénéneux du scandale entoure la Fille aux yeux d'or. En attendant la très prochaine Mademoiselle de Maupin de Gautier, saphisme et travestissement _ sujets littéraires traités avant Balzac quoi qu'il en dise (comme le prouve la récente Fragoletta de Latouche) _, défraient alors la chronique. Les formes déviantes ou équivoques du désir intéressent naturellement le romancier Balzac, à qui elles ont déjà fourni matière à fiction (Sarrasine; Une passion dans le désert, 1830). Matières à «physiologies», elles offrent leur charge érotique, la complexité de leurs cheminements, les charmes d'un exotisme sexuel transposé dans un Paris lourd de sensualité et vibrant d'appétits.
La tradition libertine modèle aussi en partie Marsay, digne héritier de Valmont. Par sa famille, ce parangon de beauté hermaphrodite et d'énergie semble prédestiné à toutes les expériences sexuelles. Sa double ascendance française et anglaise le prédispose également au dandysme, dont il est une parfaite incarnation. Derrière son masque et son affectation de frivolité, il cache une ambition féroce. Cet élégant connaît admirablement son monde parisien, où, après la tentation donjuanesque, il saura se tracer une voie royale.
Célébration de la peinture, foisonnement de couleurs, galerie de portraits et de paysages, composition savante, le roman installe un symbolisme des tonalités or et rouge. Vierge vicieuse et affolante, splendide, radieuse, Paquita trône dans un monde éblouissant mais envahi par la violence.
Impitoyable guerre des sexes, folie du meurtre, sadisme de la vengeance : la Fille aux yeux d'or vaut aussi comme étude en rouge et noir, où feux du désir, sombres frénésies et éclats romanesques conjuguent leurs séductions.
La comédie humaine, Honoré de Balzac entre 1842 et 1848 :
Titre général sous lequel Honoré de Balzac (1799-1850) a rassemblé l'essentiel de sa production romanesque. La publication des romans ainsi regroupés s'échelonna entre avril 1842 et novembre 1848 à Paris chez Furne, Dubochet, Hetzel et Paulin.
A partir des Scènes de la vie privée (1830-1832), Balzac semble avoir déjà conçu un projet d'ensemble, que confirment les Études de moeurs au XIXe siècle (1834-1836), divisées en Scènes de la vie privée, Scènes de la vie parisienne, Scènes de la vie de province. Sont en outre annoncées des Scènes de la vie militaire, de la vie politique, de la vie de campagne. Une introduction due à Félix Davin, fortement inspirée par Balzac lui-même, indique que les Études de moeurs seront ultérieurement complétées par des Études philosophiques et des Études analytiques. Les Études philosophiques (1835-1840) regroupent des oeuvres antérieurement parues sous les titres Romans et Contes philosophiques (1831), Nouveaux Contes philosophiques (1832) et Livre mystique (1835).
Cette cohésion progressivement mise au point procède d'une vision d'ensemble et d'une technique, pensée dès 1833 et appliquée en 1834 dans le Père Goriot : le retour des personnages. Si on ne la trouve pas dans la lettre à Mme Hanska du 26 octobre 1834, annonçant une édition globale devant comprendre 50 volumes sur 4 ans (Balzac parle alors d'Études sociales), l'expression Comédie humaine, probablement suggérée par la Divine Comédie de Dante, apparaît pour la première fois en 1839 dans une lettre à l'éditeur Hetzel et figure dans les accords signés le 14 avril et le 2 octobre 1841 avec le groupe d'éditeurs chargé d'entreprendre la publication. Précédée d'un "Avant-propos", l'édition ainsi conçue est connue sous le nom d'édition Furne. Par rapport aux éditions précédentes des oeuvres progressivement intégrées, le texte subit plusieurs transformations. Les unes sont dues à Balzac lui-même, qui multiplie les liens entre les romans pour mieux faire apparaître la cohérence du projet, les autres sont imputables aux exigences d'économie des éditeurs, et en particulier la suppression des préfaces, des divisions en chapitres et de nombreux alinéas. L'exemplaire personnel de Balzac, sur lequel il inscrivit de nombreuses modifications, s'appelle le "Furne corrigé", et sert de base pour toutes les éditions modernes.
La Comédie humaine est une oeuvre inachevée. En janvier 1845, qualifiant son entreprise "littérairement parlant" de plus vaste que "la cathédrale de Bourges architecturalement parlant", Balzac écrit à son amie Zulma Carraud : "Voilà seize ans que j'y suis, et il faut huit autres années pour terminer."
Cette même année, Balzac, en vue d'une réédition en 26 tomes qu'il envisage, dresse un catalogue complet de la Comédie, publié en 1850 dans l'Assemblée nationale. On utilise toujours l'ordre et la numérotation adoptés pour ce plan. Sur 137 ouvrages prévus, 91 ont été rédigés. Les autres n'existent - au moment où Balzac rédige son catalogue - qu'à l'état de simples titres, d'ébauches ou de textes incomplets (ils figurent en italique dans le plan ci-dessous). Par ailleurs, quelques oeuvres, publiées postérieurement, n'avaient pas été prévues, et doivent être intégrées, sans numéro; il s'agit des Parents pauvres: le Cousin Pons et la Cousine Bette, d'Un homme d'affaires, de Gaudissart II, et des Petites Misères de la vie conjugale.
Catalogue établi par Balzac pour la Comédie humaine.
- Première partie : Études de moeurs.
Six livres: 1. Scènes de la vie privée; 2. Scènes de la vie de province ; 3. Scènes de la vie parisienne; 4. Scènes de la vie politique; 5. Scènes de la vie militaire; 6. Scènes de la vie de campagne.
SCENES DE LA VIE PRIVÉE (4 volumes, tomes I à IV). - 1. Les Enfants. - 2. Un pensionnat de demoiselles. - 3. Intérieur de collège. - 4. La Maison du Chat-qui-pelote. - 5. Le Bal de Sceaux. - 6. Mémoires de deux jeunes mariées. - 7. La Bourse. - 8. Modeste Mignon. - 9. Un début dans la vie. - 10. Albert Savarus. - 11. La Vendetta. - 12. Une double famille. - 13. La Paix du ménage. - 14. Madame Firmiani. - 15. Étude de femme. - 16. La Fausse Maîtresse. - 17. Une fille d'Eve. - 18. Le Colonel Chabert. - 19. Le Message. - 20. La Grenadière. - 21. La Femme abandonnée. - 22. Honorine. - 23. Béatrix ou les Amours forcées. - 24. Gobseck. - 25. La Femme de trente ans. - 26. Le Père Goriot. - 27. Pierre Grassou. - 28. La Messe de l'athée. - 29. L'Interdiction. - 30. Le Contrat de mariage. - 31. Gendres et Belles-mères. - 32. Autre Étude de femme.
SCENES DE LA VIE DE PROVINCE (4 volumes, tomes V à VIII). - 33. Le Lys dans la vallée. - 34. Ursule Mirouët. - 35. Eugénie Grandet. - LES CÉLIBATAIRES: 36. Pierrette. - 37. Le Curé de Tours. - 38. Un ménage de garçon en province [la Rabouilleuse]. - LES PARISIENS EN PROVINCE: 39. L'Illustre Gaudissart. - 40. Les Gens ridés. - 41. La Muse du département. - 42. Une actrice en voyage. - 43. La Femme supérieure. - LES RIVALITÉS: 44. L'Original. - 45. Les Héritiers Boirouge. - 46. La Vieille Fille. - LES PROVINCIAUX A PARIS: 47. Le Cabinet des antiques. - 48. Jacques de Metz. - 49. ILLUSIONS PERDUES, 1re partie: les Deux Poètes; 2e partie: Un grand homme de province à Paris; 3e partie: les Souffrances de l'inventeur.
SCENES DE LA VIE PARISIENNE (4 volumes, tomes IX à XII). - HISTOIRE DES TREIZE: 50. Ferragus (1er épisode). - 51. La Duchesse de Langeais (2e épisode). - 52. La Fille aux yeux d'or (3e épisode). - 53. Les Employés. - 54. Sarrasine. - 55. Grandeur et décadence de César Birotteau. - 56. La Maison Nucingen. - 57. Facino Cane. - 58. Les Secrets de la princesse de Cadignan. - 59. Splendeurs et Misères des courtisanes. - 60. La Dernière Incarnation de Vautrin. - 61. Les Grands, l'Hôpital et le Peuple. - 62. Un prince de la bohème. - 63. Les Comiques sérieux (les Comédiens sans le savoir). - 64. Échantillons de causeries françaises. - 65. Une vue du palais. - 66. Les Petits Bourgeois. - 67. Entre savants. - 68. Le Théâtre comme il est. - 69. Les Frères de la Consolation [l'Envers de l'histoire contemporaine].
SCENES DE LA VIE POLITIQUE (3 volumes, tomes XIII à XV). - 70. Un épisode sous la Terreur. - 71. L'Histoire et le Roman. - 72. Une ténébreuse affaire. - 73. Les Deux Ambitieux. - 74. L'Attaché d'ambassade. - 75. Comment on fait un ministère. - 76. Le Député d'Arcis. - 77. Z. Marcas.
SCENES DE LA VIE MILITAIRE (4 volumes, tomes XVI à XIX). - 78. Les Soldats de la République (3 épisodes). - 79. L'Entrée en campagne. - 80. Les Vendéens - 81. Les Chouans. - LES FRANÇAIS EN ÉGYPTE (1er épisode): 82. Le prophète; (2e épisode): 83. Le Pacha; (3e épisode): 84. Une passion dans le désert. - 85. L'Armée roulante. - 86. La Garde consulaire. - 87. SOUS VIENNE, 1re partie: Un combat; 2e partie: l'Armée assiégée; 3e partie: La Plaine de Wagram. - 88. L'Aubergiste. - 89. Les Anglais en Espagne. - 90. Moscou. - 91. La Bataille de Dresde. - 92. Les Traînards. - 93. Les Partisans. - 94. Une croisière. - 95. Les Pontons. - 96. La Campagne de France. - 97. Le Dernier Champ de Bataille. - 98. L'Émir. - 99. La Pénissière. - 100. Le Corsaire algérien.
SCENES DE LA VIE DE CAMPAGNE (2 volumes, tomes XX et XXI). - 101. Les Paysans. - 102. Le Médecin de campagne. - 103. Le Juge de Paix. - 104. Le Curé de village. - 105. Les Environs de Paris.
- Deuxième partie: Études philosophiques.
(3 volumes, tomes XXII à XXIV). - 106. Le Phédon d'aujourd'hui. - 107. La Peau de Chagrin. - 108. Jésus-Christ en Flandre. - 109. Melmoth Réconcilié. - 110. Massimilla Doni. - 111. Le Chef-d'oeuvre inconnu. - 112. Gambara. - 113. Balthazar Claës ou la Recherche de l'absolu. - 114. Le Président Fritot. - 115. Le Philanthrope. - 116. L'Enfant maudit. - 117. Adieu. - 118. Les Marana. - 119. Le Réquisitionnaire. - 120. El Verdugo. - 121. Un drame au bord de la mer. - 122. Maître Cornélius. - 123. L'Auberge rouge. - 124. SUR CATHERINE DE MÉDICIS: I. Le Martyre calviniste. - 125. ID.: II. La Confession des Ruggieri. - 126. ID.: III. Les Deux Rêves. - 127. Le Nouvel Abeilard. - 128. L'Élixir de longue vie. - 129. La Vie et les Aventures d'une idée. - 130. Les Proscrits. - 131. Louis Lambert. - 132. Séraphîta.
- Troisième partie: Études analytiques.
(2 volumes, tomes XXV et XXVI). - 133. Anatomie des corps enseignants. - 134. La Physiologie du mariage. - 135. Pathologie de la vie sociale. - 136. Monographie de la vertu. - 137. Dialogue philosophique et politique sur les perfections du XIXe siècle.
L'Avant-propos de 1842 précise le sens philosophique et historique de cet ensemble médité et méthodiquement agencé. Si, en 1834, Balzac présente les Études de moeurs comme les effets sociaux où se mettent en scène les "individualités typisées", les Études philosophiques comme les causes expliquant les "types individualisés" et les Études analytiques comme les principes ("Les meours sont le spectacle, les causes sont les coulisses et les machines; les principes, c'est l'auteur"), il explique en 1842 que, parti d'une comparaison entre l'Humanité et l'Animalité, il s'est forgé une conviction: "La Société ressembl[e] à la Nature." Il s'agit alors de "rendre intéressant le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une Société" et d'"étudier les raisons ou la raison de ces effets sociaux".
Le titre renvoie autant au théâtre qu'au modèle dantesque. Si Balzac a toujours été hanté par la scène (sa dernière oeuvre achevée est une pièce, le Faiseur), sa production romanesque interroge en permanence le théâtre du monde. Il suffit de lire cet extrait du Cousin Pons: "Cette comédie, à laquelle cette partie du récit sert en quelque sorte d'avant-scène, a pour acteurs tous les personnages qui jusqu'à présent ont occupé la scène."
Affectant souvent une structure dramatique (ainsi, le Père Goriot est agencé comme une tragédie et la Peau de chagrin trace la courbe implacable d'une destinée inéluctable), l'esthétique romanesque combine la dramatisation, ce "soleil du système" (1840) qui soude les éléments choisis, et la typisation. Théâtralisation du réel, qui confère l'unité, et création de types qui expriment la vérité: "Personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui ressemblent plus ou moins, [le type] est le modèle du genre" (Préface d'Une ténébreuse affaire).
Cette conception générale n'empêche nullement la diversité des formes, qui trouve sa première justification dans la loi des contrastes, la "variété dans l'unité", véritable loi vitale. Outre cette application nécessaire du principe de correspondance régissant l'univers balzacien, la maturation de l'écriture importe. D'une part, la Comédie humaine rassemble des oeuvres élaborées avant la conception générale, mais dont les modifications ultérieures n'altèrent pas profondément la manière; d'autre part, le roman balzacien a évolué durant les vingt années de sa production. Entre Eugénie Grandet, première Scène de la vie de province (1833), et Splendeurs et Misères des courtisanes, échafaudé en neuf années, on passe d'un récit assez sobre à une énorme fresque de 273 personnages. De la nouvelle au conte, du roman épistolaire (Mémoires de deux jeunes mariées) aux Employés, si richement dialogués, ou aux Comédiens sans le savoir, si proches du théâtre, du récit fantastique au drame social, Balzac déploie toutes les facettes d'un talent polymorphe. Les multiples aspects du réel se donnent à voir dans cette architecture romanesque chargée de restituer à la fois le jeu et ce qu'il cache, l'apparence factice et la réalité des coulisses, ou l'envers du décor. On comprend ainsi la valeur emblématique d'un titre comme l'Envers de l'histoire contemporaine (1842-1848).
L'ordre chronologique des intrigues s'étale de 1308 (les Proscrits) à 1846 (les Comédiens), mais la plupart des romans se situent entre la Révolution et les dernières années de la monarchie de Juillet; C'est que la Comédie humaine est inséparable de l'Histoire contemporaine, comme le souligne l'Avant-propos : "La Société française allait être l'historien, je ne devais être que le secrétaire." Sous cette modestie affichée, il faut lire l'ambition inédite (et jamais égalée, même par le Zola des Rougon-Macquart) de cet "annaliste de son temps" (le Cabinet des antiques) que doit être le romancier moderne : "Surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions, d'événements", "tout savoir du monde" et le disposer dans ces "Mille et Une Nuits de l'Occident" (26 octobre 1834). Telle s'élabore l'invention du roman total, répondant idéalement aux exigences d'un lecteur qui entend que soient satisfaits les "cinq sens littéraires: l'invention, le style, la pensée, le savoir, le sentiment" (la Muse du département).
Dépassant la perspective de Walter Scott, Balzac "coordonne une histoire complète, dont chaque chapitre [serait] un roman et chaque roman une époque".
La continuité issue de la Révolution française se présente dans sa totalité à ce témoin de son temps, ce "Saint-Simon peuple" selon Taine. S'il étudie dans le détail une France nouvelle, révolutionnée et inconnue de la plupart des lecteurs, il s'agit pourtant d'un pays réduit à l'espace parisien et à la France septentrionale. En effet, Balzac ne situe aucun roman au sud d'une ligne Bordeaux-Limoges, ignore en grande partie le monde rural, en dehors des Paysans (1844) qui traitent avant tout de questions politico-sociales (morcellement des terres et avènement d'une bourgeoisie rurale), de même qu'il néglige le monde ouvrier, simplement évoqué dans le Prologue de la Fille aux yeux d'or (voir Histoire des Treize). Au centre de cette fresque trônent la société capitaliste naissante, étagée des employés aux banquiers, à la tête de la nouvelle aristocratie d'argent, et le Faubourg Saint-Germain, patrie de l'aristocratie du sang, légitimiste et catholique. "A la fois toute la gloire et toute l'infamie de la France" (Illusions perdues), Paris est décrit tel un Moloch qui pompe l'énergie de la nation. Lieu privilégié des affaires et de la politique, théâtre de la comédie sociale la plus élaborée, la capitale brille de tous les prestiges que lui confèrent son mystère et la fascination qu'elle exerce sur les provinciaux - et sur le romancier lui-même. Enfer, bourbier, volcan, elle consume les forces vitales avec une effrayante rapidité.
La province, si elle semble pâtir par comparaison avec la Ville somptueuse et hideuse à la fois, fantastique et diabolique, n'en offre pas moins de féconds champs d'investigation au romancier. Tout s'y déroule plus lentement, mais avec une intensité égale, quoique concentrée sur des enjeux plus limités. Au chatoiement parisien, elle oppose l'opacité de ses maisons et de ses rues silencieuses. Aux brillantes conversations des salons répondent les obsessions et les potins d'une société figée. Les individus d'exception y étouffent : ils cèdent alors aux sirènes parisiennes, quitte à revenir, parfois chargés de gloire, le plus souvent meurtris par le maelström des faubourgs. Seuls quelques lieux paisibles, au cœur d'une nature enchanteresse, offrent-ils alors leur asile aux âmes blessées, nostalgiques ou sages.
Nourrie d'une documentation abondante et scrupuleuse, la Comédie humaine met avant tout en scène des personnages fictifs (près de 2 500), qui créent de plus en plus l'illusion de la vie, côtoyant des personnages réels, lesquels n'occupent jamais les premiers rôles. Faisant concurrence à l'état-civil, Balzac invente une société en réduction, où de nombreuses figures évoluent suffisamment pour mériter une biographie, dont l'écrivain donne d'ailleurs ironiquement le modèle en établissant la fiche de Rastignac dans la Préface d'Une fille d'Eve. Synthétisant des modèles authentiques parfois affublés de noms empruntés à la réalité, Balzac colore ses fictions comme des rêves, selon le mot de Baudelaire, et utilise à fond sa faculté de voyance, qui lui fait concevoir des êtres plus vivants que les hommes, même si "les écrivains n'inventent jamais rien", "le secret des succès universels [étant] dans le vrai" ("Lettres sur la littérature", Revue parisienne, 1840) : l'Art n'est-il pas "la Nature concentrée" (Illusions perdues) ?
Cette vérité ne tient pas seulement à l'observation. Si Balzac la revendique souvent ("Ce drame n'est ni une fiction ni un roman", écrit-il à propos du Père Goriot), c'est autant pour prendre ses distances avec le statut du roman considéré comme un genre mineur propre à toutes les affabulations, que pour feindre de refléter le monde en dissimulant son pouvoir créateur et prendre le lecteur au piège séduisant de la mimésis. Certes, bien des personnages essentiels transposent tel ou tel aspect de la personnalité du romancier, mais ils n'en demeurent pas moins des fictions, des produits de l'invention d'un auteur qui intervient rarement en tant que tel, ou même en tant que narrateur.
Présentation directe d'un monde où se déroulent les histoires narrées, la Comédie humaine est cependant informée par les savoirs et les points de vue supposés du savant, du philosophe, de l'historien ou du poète, ces hypostases du romancier.
Pourtant, le fantastique y joue un grand rôle. La Peau de chagrin ou la Recherche de l'absolu (que Balzac tenait pour l'une de ses oeuvres les plus importantes) développent des thèmes centraux: la contradiction du vouloir vivre et du pouvoir vivre, la détermination des personnages par une idée fixe, la puissance des passions. C'est dire que le fantastique tient une place centrale dans la Comédie humaine; et même si Balzac a tout d'abord sacrifié à une mode, il invente de nouvelles modalités qui lui servent à exprimer le mystère, enfoui au plus profond du réel, en créant un fantastique paradoxalement réaliste. Il tient à la nature des situations, des lieux, des personnages. Est ainsi assuré le passage de la réalité à l'imaginaire: "Dès que l'homme veut pénétrer dans les secrets de la nature où rien n'est secret, ou il s'agit seulement de voir, il s'aperçoit que le simple y produit du merveilleux (Séraphîta). La vertu didactique d'une telle conception procède d'une philosophie, certes inspirée par les lectures théosophiques et mystiques de Balzac, mais dont le fondement réside dans la profonde unité de l'Esprit et de la Matière.
Apparaît d'autant mieux l'importance décisive de la description dans la Comédie humaine. Il ne s'agit pas seulement de peindre, de donner à voir, mais surtout d'interpréter. Investigation, la description éclaire la lisibilité de l'univers balzacien. Les lieux ou les objets décrits sont autant de signes visibles où s'inscrit en quelque sorte visuellement le drame. Le romancier se fait alors véritable pédagogue du regard imaginaire: "Toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne", dit-il de la mère Vauquer (le Père Goriot). Le cadre explique ce qui y vit. Les conditions sociales et les caractères se lisent d'abord par ces extérieurs, comme si l'avoir définissait de plus en plus l'être. La description rend compte d'un tout: "Chez moi, l'observation était devenue intuition, elle pénétrait l'âme sans négliger le corps; ou plutôt, elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu'elle allait sur-le-champ au-delà" (Facino Cane).
Si les lieux ont une physionomie, les personnages eux-mêmes relèvent plus précisément de la physiognomonie, issue des théories de Lavater. Les dispositions intellectuelles et morales de l'individu peuvent se déduire de ses traits: ainsi s'explique l'importance des détails physiques dans les portraits, composés de particularités signifiantes. Le narrateur omniscient présente ses créatures sous tous leurs angles, ce qui permet au lecteur de bénéficier d'un savoir de connivence et de prendre à son compte le regard de tel protagoniste sur tel autre. Ainsi la genèse de l'amour chez Félix de Vandenesse regardant ébloui Henriette de Mortsauf va-t-il de pair avec le portrait de la châtelaine de Clochegourde (le Lys dans la vallée). Acteurs pris dans une action, qui, pour être théâtralisée, n'en néglige pas pour autant toutes les procédures de l'écriture romanesque, y compris ses procédés feuilletonesques (auxquels Balzac sacrifie volontiers à partir de la Vieille Fille, 1836), les personnages obéissent à toutes sortes de déterminations que l'on ne saurait réduire à l'interaction avec le milieu ou au complexe psycho-physiologique. Aux mécanismes individuels s'ajoutent le poids familial, social ou professionnel, et surtout la logique des passions. Plus que d'empire de la psychologie, correspondant de toute façon aux conceptions du XIXe siècle, il faudrait parler d'une forme de pessimisme. En effet "si la pensée, ou la passion, qui comprend la pensée et le sentiment, est l'élément social, elle en est aussi l'élément destructeur. En ceci, la vie sociale ressemble à la vie humaine" ("Avant-propos"). Sorte de société en réduction, l'individu ne peut s'intégrer qu'en acceptant les règles de la comédie sociale. Sinon, il est condamné à être broyé au terme d'un impitoyable conflit. Aucun accomplissement individuel ne semble possible en dehors des lois de la société. La passion, ce besoin de sortir de soi et de posséder, qu'elle soit celle d'un père, d'un collectionneur, d'un érotomane, d'un savant, d'un usurier, d'un manipulateur fou de pouvoir, d'un ambitieux, d'un artiste, est toujours recherche d'un absolu. Elle conduit à l'impuissance et à la mort.
Parmi ces passions domine l'argent. Peut-être obsession personnelle de Balzac, il se révèle plus sûrement le moteur de la société moderne. Il est donc celui de la Comédie humaine. De l'avare Grandet à Nucingen, le Napoléon de l'argent, Balzac démonte les mécanismes de la finance. Surtout, il expose lumineusement comment et pourquoi l'argent dans toute sa puissance est devenu "le seul dieu moderne auquel on ait foi" (Eugénie Grandet). Là sans doute la force critique du roman balzacien trouve-t-elle son point d'application le plus incontestable. Toute une société soumise à la tyrannie matérialiste du veau d'or, une circulation fantastique, un grand branle de l'humanité, jetée dans les abîmes de la modernité, la captation des énergies et des sentiments : l'argent est bien le ressort et la fatalité du théâtre du monde.
S'impose également l'amour. Mais, contrairement aux usages romanesques de son temps, Balzac lie l'amour à l'argent, au mariage ou à l'ambition. De là un certain prosaïsme, qui va de pair avec une lucidité décapante. S'il existe de vrais amoureux dans la Comédie humaine (Eugénie Grandet, qui adore son cousin Charles, Lucien et Coralie, dans Illusions perdues, Lucien et Esther dans Splendeurs [...], Raphaël et Pauline dans la Peau de chagrin), l'émotion, le pathétique procèdent avant tout de situations dramatiques, celle des femmes abandonnées ou celle née d'une contradiction entre la loi morale ou sociale et le sentiment (le Lys dans la vallée). Mais Balzac, dont les romans dessinent une "carte de Tendre" dix-neuvième, sait aussi dégager des lois du comportement amoureux autant que de la naissance et de la progression de l'amour. Vanité, calcul, énergie, dérèglement: de la Duchesse de Langeais à la Cousine Bette, Éros joue son éternelle comédie, où figurent en bonne place les tentations homosexuelles (la Fille aux yeux d'or, Vautrin), voire des ambiguïtés plus troubles encore (Une passion dans le désert, Sarrasine). Le mariage fournit à lui seul une abondante thématique. Au traité (Physiologie du mariage), s'ajoutent les variantes romanesques de l'adultère, car la femme mariée est rarement heureuse dans la Comédie. Institution avant tout, le mariage est une affaire de Code. Si Balzac, qui écrit "à la lueur de deux Vérités éternelles, la Religion et la Monarchie", défend cette cellule sociale que représente la famille et célèbre les vertus de la conjugalité, il montre surtout les drames de la vie privée, et le rôle nécessaire des courtisanes dans la vie parisienne. Pourtant, le conservatisme obligé l'emporte : la Comédie humaine comporte une politique.
Si "le christianisme a créé les peuples modernes", le catholicisme vaut d'abord comme "système complet de répression des tendances dépravées de l'homme". Si l'Église est experte au maniement de l'argent, elle offre aussi un contrepoids moral à la frénésie corruptive. La religion n'est pas seulement
la garante de l'ordre social, elle peut aussi l'améliorer, ou favoriser les tentatives de réforme conservatrice (le Curé de village). Mais elle prend tout son sens dans son étroite liaison avec la monarchie. Le légitimisme balzacien lui permet de juger sans complaisance la politique post révolutionnaire. Appuyé sur une analyse des réalités socio-économiques (notamment les transferts de propriété, les nouveaux circuits, l'industrie naissante), le romancier décèle les failles majeures d'une société où la lutte des individus entre eux, déterminée par la loi de l'intérêt, se révèle un immense dérèglement. Malgré la présence dans la Comédie de belles figures républicaines (Michel Chrestien dans Illusions perdues), seul un pouvoir fort, ouvert à l'économie moderne, peut alors gérer ces contradictions mortelles: "Le grand homme qui nous sauvera du naufrage vers lequel nous courons se servira sans doute de l' individualisme pour refaire la nation" (le Médecin de campagne).
Celui qui fait "partie de l'opposition qui s'appelle la vie" met enfin en scène des artistes hantés par l'idée de beauté (tel Frenhofer dans le Chef-d'oeuvre inconnu) ou des génies, comme Louis Lambert. Princes de la volonté, ils échouent certes (avortement de la création ou folie), mais ils inscrivent sur cet univers impitoyable la marque indélébile de l'art et de la pensée. Avec ces modèles austères que sont Joseph Bridau (Pierre Grassou) ou Daniel d'Arthez (Illusions perdues et les Secrets de la princesse de Cadignan), ces artistes incarnent l'idéal balzacien de la poésie, qui complète harmonieusement celui de la science. La Comédie humaine triomphe alors non seulement comme monument littéraire unique, mais comme entreprise prométhéenne.
La messe de l'athée, Honoré de Balzac 1836 :
Une des plus brèves et des plus puissantes nouvelles d'Honoré de Balzac (1799-1850), publiée en 1836, et insérée plus tard dans les "Scènes de la vie privée". Aux côtés du grand chirurgien Desplein, homme à la volonté de fer, renfermé et froid, riche de contradictions, odieux et généreux à la fois, orgueilleux contempteur des hommes mais non exempt, lui-même, de mesquines vanités, travaille son élève préféré, Horace Blanchon, un jeune homme pauvre, au caractère ouvert et loyal, qui devient rapidement l'ami et le confident de son maître. Desplein est athée, avec le fanatisme violent d'un homme qui croit seulement à la science. Aussi quel n'est pas l'étonnement du fidèle Blanchon quand il surprend son maître à Saint-Sulpice, écoutant une messe avec un grand recueillement, et qu'il finit par découvrir que le chirurgien assiste quatre fois l'an à une messe qu'il fait dire lui-même en cette église. Desplein lui fait alors le récit de sa lointaine jeunesse et de la terrible lutte qu'il a menée contre la misère durant des années, soutenu par la certitude farouche d'être promis à un grand avenir. Alors qu'il mourait presque de faim et d'épuisement, il avait trouvé comme par miracle un ami et un protecteur dans la personne d'un de ses voisins, un pauvre porteur d'eau auvergnat ; ce vieillard, seul au monde, avait su deviner le drame que le jeune homme vivait et, admirant son énergie, avait partagé ses espoirs de succès. Le brave homme avait fini par vivre avec l'étudiant et lui avait tenu lieu de père pendant plusieurs années, lui sacrifiant sans hésiter ses pauvres économies ; il avait vu ses premiers succès et il était mort peu de temps après, sans avoir eu le temps de goûter pleinement la reconnaissance filiale de Desplein, ni la joie de voir ses ambitions couronnées. La messe se Saint-Sulpice était le suprême honneur que rendait le chirurgien à la mémoire de son vieil ami, à cette âme naïvement pieuse. La rapidité même du récit concourt à la singulière puissance de l'effet, préservant le style de Balzac, toujours nerveux et ardent, des excessifs développements idéologiques auxquels il a coutume de s'abandonner.
Les parents pauvres, Honoré de Balzac 1846 à 1847 :
Diptyque romanesque d'Honoré de Balzac (1799-1850), publié à Paris en feuilleton dans le Constitutionnel d'octobre à décembre 1846 (la Cousine Bette), et de mars à mai 1847 (le Cousin Pons), et en volume chez Chlendowski et Pétion en 1847 et 1848.
Balzac avait déjà abordé le thème du parent pauvre dans Pierrette. Fondé sur une symétrie inverse, le présent diptyque oppose le triomphe de la méchante Bette à la chute progressive des excellents Pons et Schmucke. Écrits dans une période difficile pour l'auteur, ces romans pessimistes, parmi les plus noirs de la Comédie humaine, et "mis en pendant comme deux jumeaux de sexe différent", sont placés sous les signes d'Éros et de Thanatos.
La Cousine Bette connut un succès étourdissant, alors que Balzac, épuisé, doutait de sa puissance créatrice. Difficilement commencé, mais rédigé pour l'essentiel en quelques jours, le texte accumule tous les éléments d'une vision sombre, fortement dramatisée.
La Cousine Bette. En 1799, Adeline Fischer, fille de paysans lorrains, a conquis le baron Hulot d'Ervy, qui l'a épousée avant de devenir un haut fonctionnaire de l'administration militaire. Par bonté, Adeline a fait venir à Paris en 1809 sa cousine Lisbeth, dite Bette. Cette parente pauvre est rongée par l'envie. Elle reporte sa tendresse de vieille fille refoulée sur Wenceslas Steinbock, Livonien exilé qu'elle a sauvé du suicide et qui vit en reclus chez elle. Or Wenceslas se fiance à Hortense, la fille d'Adeline. Nous sommes en 1838. Pour se venger, Bette sème la zizanie dans le ménage de Wenceslas, et encourage les débauches de Hulot avec l'exigeante Valérie Marneffe, qu'elle lui a jetée dans les bras. Hulot pille les caisses de l'État et précipite en 1841 la mort de son frère, maréchal sans reproche, que Bette devait épouser.
Mieux encore, Bette a réussi à donner pour amants à Valérie Wenceslas et Crevel, un commerçant enrichi, qui repousse d'une manière offensante Adeline, venue s'offrir pour sauver son mari du déshonneur. En 1843, une intrigue parallèle, aboutissant à leur mort affreuse, met en scène Valérie et Crevel.
Ce dernier a épousé Valérie et déshérité sa fille Célestine. Victorien Hulot, le mari de Célestine, fait appel à Mme de Saint-Estève, une parente de Vautrin. Valérie et Crevel meurent dans d'abominables souffrances, d'une lèpre mystérieuse. Alors qu'Adeline retrouve Hulot, d'abord caché avec l'ouvrière Olympe Bijou, puis approvisionné par Bette en maîtresses, et le ramène au foyer, Bette meurt de tuberculose et de jalousie. Mais Hulot est de nouveau saisi par le vice et promet à une fille de cuisine de l'épouser sitôt son veuvage. Ce dernier coup achève Adeline qui disparaît en 1846. Hulot épouse sa souillon et fait ainsi d'Agathe Piquetard une baronne.
Malgré la complexité de l'intrigue, le roman met avant tout en scène une catastrophe: la destruction de l'univers familial. Car si les méchants meurent, les bons ou les victimes disparaissent également, et les passions du baron Hulot entraînent l'ensemble dans leur maelström. A la fin de Bette, de Crevel et de Valérie, courtisane bourgeoise aux talents dignes de ceux d'Esther (voir Splendeurs et Misères des courtisanes), répond celle du maréchal Hulot et d'Adeline. Si la fiction privilégie par son titre la monomanie vengeresse de Bette, elle lui ajoute celle, sexuelle, du baron Hulot.
Outre les rapports étroits qu'elle entretient avec des figures réelles de la biographie balzacienne, Bette vaut d'abord comme personnage investi d'une énergie et d'une volonté peu communes. Véritable Vautrin femelle, puissance maléfique, Bette, plus encore que le bandit, ne peut exister que par autrui. Elle jouit de la vie par Valérie interposée, et reste pour l'essentiel un parasite social. Elle se différencie ainsi de Hulot qui, faute de pouvoir s'employer au service d'un État suffisamment ambitieux et engagé dans le siècle, applique son énergie à la quête frénétique des femmes. Plus encore que celle de la passion haineuse, la force du désir détermine des actions aux conséquences mortelles pour l'ordre social, remettant en cause le mariage lui-même.
Dominée par l'argent, la société du roman reflète la montée en puissance d'une nouvelle bourgeoisie commerçante, représentée par Crevel, calculateur cynique.
Malgré sa dimension abominable, Bette est aussi une victime de cet univers glacé. Parente pauvre, elle est marginalisée par une famille aisée. La malédiction moderne écrase des êtres politiques incapables d'accéder à la maîtrise de leur destin (même l'artiste Steinbock ne peut créer). Fatalité à l'oeuvre dans un Paris une nouvelle fois exploré - en particulier grâce aux pérégrinations du baron Hulot -, l'exacerbation des passions et des intérêts aliène des personnages qui s'entre-détruisent.
A l'érotisme de la Cousine Bette répondent les pulsions de mort du Cousin Pons. A la folle spirale emportant les personnages dans le vertige de leurs passions, succède la tragédie d'êtres engloutis dans le tourbillon parisien, victimes de l'impérieuse loi de l'intérêt.
Le cousin Pons. Prix de Rome, Sylvain Pons a été un musicien célèbre sous l'Empire. Lors de son séjour en Italie, il a acquis le goût des belles choses et a rassemblé une collection de grande valeur. Chef d'orchestre dans un petit théâtre, il végète et subit mille humiliations de la part de ses cousins fortunés, ne trouvant de plaisir que dans une gourmandise quelquefois satisfaite quand on l'invite, et dans l'amitié du musicien allemand Schmucke, avec qui il partage son appartement. Rendant le bien pour le mal, il veut favoriser le mariage d'une jeune cousine dont la mère, Mme Camusot de Marville, qui le rend responsable de la dérobade du prétendant, le poursuit de sa haine. Miné par le chagrin, Pons se meurt. Ses cousins découvrent l'importance de sa collection, et toute une faune avide le gruge. Pons finit par comprendre ces intrigues et fait de Schmucke son légataire universel.
Mais, après la mort du pauvre Pons, le brave Allemand se laisse dépouiller de ses droits, cède les oeuvres d'art pour une bouchée de pain à un usurier et finit ses jours comme accessoiriste dans le théâtre où il était musicien.
Impitoyable horde de profiteurs, la société du roman broie deux vieillards.
Pons compense son mal-être par la gourmandise et par sa collection, comme Hulot s'investit dans la débauche. Etre déchu, ce parent faussement pauvre fait aussi partie des grands passionnés de la Comédie humaine. Schmucke, déjà connu depuis Une fille d'Eve, se sublime dans la passion de l'amitié, qui lui procure des "jouissances presque égales à celles de l'amour". Union de deux solitudes, mutuel appui de deux faiblesses et de deux marginalités, cette amitié s'oppose à l'envie et à la méchanceté des cousins conduits par Mme Camusot.
Sans défense, les deux vieux garçons subissent la haine de personnages infernaux, animés par la cupidité. A la famille de Pons s'ajoute l'entourage de sa portière, Mme Cibot. Tous convoitent le trésor, et les différences sociales s'estompent devant l'identité des comportements. Le roman devient alors un sinistre ballet où l'image de la mort se démultiplie, marquant de son signe les deux héros. Le Cousin Pons se donne comme un "roman de la cruauté" (A. Lorant), dont les victimes sont irrémédiablement condamnées par l'implacable déterminisme social et l'absolue détermination des prédateurs.
8. La recherche de l' absolu, Honoré de Balzac 1834 :
Roman d'Honoré de Balzac (1799-1850), publié à Paris dans les Études de moeurs au XIXe siècle, tome III des "Scènes de la vie privée", chez Mme Charles Béchet en 1834, puis sous le titre Balthazar Claës ou la Recherche de l'absolu chez Charpentier en 1839, avant de figurer au tome XIV de la Comédie humaine, première des Études philosophiques (Paris, Furne, Dubochet et Hetzel, 1845).
Ce titre éminemment balzacien pourrait coiffer toute une section de la Comédie humaine. Comme dans Louis Lambert, le héros brûle sa vie dans une quête déterminée par une conviction, l'unité de l'univers, de la matière et de l'énergie. Au coeur des préoccupations balzaciennes, ce roman s'organise en tableaux déroulant la logique d'une histoire familiale, perturbée et déséquilibrée par le comportement de Balthazar. Menacée de décadence, elle retrouve son assise. Le drame n'aura été qu'un épisode.
La Recherche de l'absolu. A Douai, en Flandre, Balthazar Claës, héritier d'une fortune accumulée au fil des générations, a vécu entouré de sa famille jusqu'en 1809, une vie tranquille et heureuse. Un soir, M. de Wierzchownia, officier polonais de passage, réintroduit dans cette vie sans histoire la passion de la chimie, que Balthazar avait étudiée avec Lavoisier. Entièrement consacré depuis cette irruption à la recherche de l'"absolu", c'est-à-dire la substance commune à toute les créations, Balthazar par cette monomanie cause le malheur des siens. Joséphine, sa femme, meurt de chagrin. Marguerite, la fille aînée, affronte dramatiquement son père, et rétablit la fortune familiale, que la quête obsessionnelle de l'absolu détruit de nouveau. Claës meurt désespéré. Marguerite rend à la maison sa "splendeur moderne" et la famille continue...
Scène de la vie privée, ce roman met en scène un passionné comme Grandet ou Gobseck, une épouse effacée, pieuse et dévouée, une fille qui reste longtemps célibataire pour sauver le patrimoine familial. Étude philosophique, la Recherche de l'absolu confère au savant Claës une dimension sinon fantastique, du moins exceptionnelle, analogue à celle des autres chercheurs d'absolu de la Comédie humaine comme Frenhofer ou Gambara (voir ci-après). Figure prométhéenne (le symbolisme du feu parcourt le texte), Balthazar tombe dans la folie de la monomanie, terrible tentation du génie, conséquence de l'orgueil.
Le savant aveuglé par la passion: le thème philosophique rejaillit sur la vie
privée.
Absent au monde, Claës opprime son entourage, provoquant les plus grands malheurs domestiques. Abandonnée, mal aimée après quinze ans de bonheur, Joséphine succombe dans l'inégal combat qui l'oppose à cette tyrannique maîtresse, la science. Il ne lui reste qu'à connaître une fin sublime. Si le chimiste s'en soucie peu, l'argent joue un grand rôle et mobilise la très flamande Marguerite. La maison, le cadre douaisien suscitent des éclairages dont l'esthétisme semble provenir des maîtres flamands. Ces valeurs l'emportent finalement sur le désordre et la folle spirale d'une quête passionnée.
Outre Louis Lambert et Séraphîta, cette quête mystique, plusieurs récits de la Comédie humaine traitent une thématique proche, constituant une véritable ligne de force de l'imaginaire balzacien. Fasciné par le pouvoir destructeur de la pensée (voir la Peau de chagrin), Balzac l'applique plus particulièrement au domaine de l'art. Si la conception du chef-d'oeuvre exprime le génie, son terrible enfantement le trahit. Seule la création réalisée dès le jaillissement de l'idée parvient, elle, à transcrire
fidèlement la pensée. Plaidoyers pour l'artiste, volontairement didactiques, ces récits mettent en scène un drame, douloureusement vécu par le romancier lui-même : créer tue.
Il en est ainsi du Chef-d'oeuvre inconnu (d'abord Conte fantastique), publié dans l'Artiste de juillet à août 1831, et en volume dans les Romans et Contes philosophiques chez Gosselin en 1831, et remanié pour les Études philosophiques chez Delloy et Lecou en 1837, avant de figurer au tome XVI de la Comédie humaine (Furne, Dubochet et Hetzel, 1846).
Le Chef-d'oeuvre inconnu. Le peintre Frenhofer travaille depuis des années à une toile représentant une courtisane, la Belle Noiseuse. En 1612, il finit par la montrer à Porbus et Poussin, pour qui il doit faire le portrait de Gillette, sa maîtresse. Atterrés, ceux-ci n'y voient que des couleurs confusément amassées, à l'exception d'un pied merveilleusement vivant. Les accusant d'être des jaloux, Frenhofer, resté seul, meurt après avoir mis le feu à ses tableaux.
Catéchisme esthétique, le récit, s'il garde des traits du conte à la manière d'Hoffmann, n'exploite guère la veine fantastique: loin d'appartenir au monde surnaturel, Frenhofer n'est qu'un incompris. Évoquant par ailleurs à propos de Poussin la métamorphose, mortelle pour l'amour, de sa maîtresse en modèle, le texte, par un anachronisme volontaire, interroge l'opposition entre la conception académique privilégiant le dessin et l'élan romantique préoccupé de mouvement et de relief. Balzac intègre ces débats contemporains à son système métaphysique.
Gambara, publié dans la Revue et Gazette musicale de Paris de juillet à août 1837, et en volume chez Hippolyte Souverain en 1839, puis dans les Études philosophiques chez Delloy et Lecou en 1840, avant de figurer au tome XV de la Comédie humaine (Furne, Dubochet et Hetzel, 1846), avec pour toile de fond les querelles musicales du temps, reprend le personnage de l'artiste génial aboutissant à l'échec lorsqu'il s'agit de son oeuvre la plus méditée.
Gambara. Musicien, inventeur du panharmonicon, Paolo Gambara a connu l'échec avec un opéra, alors qu'il est capable de sublimes improvisations. Échoué à Paris, il végète. Marianna, sa femme, qui l'avait quitté pour un prince italien, lui revient. Ils se produisent comme chanteurs des rues, quand le prince et la princesse de Varèse (voir ci-après) les sortent de la misère.
Proche des personnages des Contes d'Hoffmann, victime d'une idée et d'un idéal, Gambara, contrairement à Frenhofer vivant à l'aise en des temps plus favorables à l'art, vivote dans le Paris des années 1830. Artiste humilié, il imposait, dans une première version, la chasteté à sa femme, tentée par le désir. Balzac la fait céder, dans la seconde mouture, pour mieux lui faire accepter le retour à l'idéal. D'où l'importance symbolique de la rencontre entre ce couple, retrouvé dans une communion artistique, avec celui des Varèse qui a tué l'idéal.
Formant trilogie avec ces textes, et directement lié à Gambara, Massimilla Doni, publié à Paris chez Hippolyte Souverain en 1839, et en fragments dans la France musicale, puis dans les Études philosophiques chez Delloy et Lecou en 1840, avant de figurer au tome XV de la Comédie humaine (Furne, Dubochet et Hetzel, 1846), aborde, après la peinture et la composition musicale, l'exécution musicale.
Massimilla Doni. A Venise, la noble et belle Florentine Massimilla Doni, mariée au vieux duc de Cataneo, s'éprend platoniquement d'Emilio Memmi. Celui-ci, trop timide avec Massimilla, découvre l'amour physique en succombant à la protégée du duc, la prima donna assoluta Clara Tinti, dont le ténor Genovèse est amoureux fou, au point de rater son duo du Mosé in Egitto de Rossini, significatif fiasco (il se rattrapera dans Sémiramide après avoir "eu" la cantatrice). Se reprochant son infidélité, Emilio veut se tuer, mais Massimilla l'en dissuade et se donne à lui. Enceinte de ses oeuvres, elle épousera Emilio devenu prince de Varèse, titre hérité de Facino Cane (voir ci-après). De passage à Paris, ils secourent les Gambara. On retrouve la Tinti dans Albert Savarus.
Célébration de l'Italie et de la musique, à laquelle sont consacrés de nombreux développements, dont l'analyse du Mosé de Rossini, qui fait pendant à celle du Robert-le-Diable de Meyerbeer dans Gambara, cette nouvelle reprend le thème des deux amours traité dans Louis Lambert, le Lys dans la vallée et Séraphîta ainsi que dans Gambara. Très subtilement, Balzac montre comment l'artiste, qui, par ses oeuvres, procure des jouissances à autrui, doit accepter de se faire l'instrument du plaisir de l'autre dans ce rapport esthétique, comme dans le commerce amoureux, sans s'y engager totalement. A l'impuissance de Genovèse, preuve de l'énergie de la pensée, répond peut-être la force des sens chez Emilio et Massimilla, retournement de la thèse balzacienne sur le suicide par l'art.
Un autre thème unit donc ces trois récits: le rapport entre l'art et l'amour, également au coeur de Sarrasine. Gillette, sa maîtresse, quitte Poussin dans le Chef-d'oeuvre inconnu. Marianna finit par se sacrifier à Gambara. Genovèse échoue pour s'être abandonné au désir. Si la biographie de Balzac se situe en arrière-plan, cette angoissante question soumet l'artiste à un terrible dilemme. Condamné à cultiver sa différence, ayant accès au monde idéal, il s'avère incapable de tout sacrifier à l'amour. S'il cède aux pulsions du désir, il gâche son énergie créatrice. Il n'est d'autre solution que la soumission totale de la femme, se sacrifiant sur l'autel de l'art, ou le renoncement total à la création.
L'intérêt manifesté par Balzac pour la rentabilité romanesque du personnage de l'artiste et de sa problématique philosophique se traduit également, outre Sarrasine, dans deux autres nouvelles.
Facino Cane, publié dans la Chronique de Paris en mars 1836, et en volume dans les Études philosophiques chez Delloy et Lecou en 1837, puis sous le titre le Père Canet dans les Mystères de province, collectif publié chez Hippolyte Souverain en 1843, avant de figurer dans les "Scènes de la vie parisienne" au tome X de la Comédie humaine (Furne, Dubochet et Hetzel, 1844), s'inscrit dans la conception balzacienne de l'énergie, ici concentrée dans les fluides nerveux.
Facino Cane. Un narrateur fort proche de Balzac lui-même rencontre un musicien aveugle qui s'avère être le prince italien Marco-Facino Cane. Doué de seconde vue, ce dernier "sent" l'or et, emprisonné à Venise, a ainsi trouvé un trésor dont, frappé de cécité après son évasion, il s'est fait déposséder à Londres par sa maîtresse. Misérablement échoué aux Quinze-Vingts à Paris, il gagne quelque argent en jouant dans les bals populaires, et propose au narrateur de partir pour dénicher l'or vénitien. Il meurt peu après.
Proche de maître Cornélius (voir Gobseck), Facino Cane, musicien italien comme Gambara, trahi par une femme comme le colonel Chabert (voir le Colonel Chabert), fou d'or comme Grandet, est bien tué, comme Louis Lambert, par une idée qui lui fait recourir de façon excessive à sa force. Ruiné par son désir immodéré de l'or, Facino Cane est aussi symboliquement frappé par la privation de la vue.
Pierre Grassou, publié dans Babel, recueil de la Société des Gens de Lettres, en 1840, puis chez Hippolyte Souverain avec Pierrette, avant de figurer dans les "Scènes de la vie parisienne" au tome XI de la Comédie humaine (Furne, Dubochet et Hetzel, 1844), parfois reclassé dans les "Scènes de la vie privée", peut apparaître comme une comédie faisant pendant au drame du Chef-d'oeuvre inconnu.
Pierre Grassou. Fils de paysan, Pierre Grassou étudie la peinture à Paris. Élie Magus, vieux brocanteur, lui achète ses toiles conventionnelles pour les revendre patinées et encadrées. Ayant obtenu la clientèle de la famille royale et le marché proposé par le marchand Vervelle, dont il doit épouser la fille, de faire le portrait de sa famille, il aperçoit chez son futur beau-père des tableaux signés des noms les plus prestigieux: ce sont ses propres oeuvres. Au lieu du drame attendu, le dénouement montre le peintre, estimé de ses confrères, menant une vie honnête et heureuse.
Petite réussite, contrastant avec l'échec d'un autre Breton, Z. Marcas (voir Albert Savarus), le destin de Grassou illustre le trajet du peintre des bourgeois. Dénonciation de la médiocrité, le récit fait s'accorder récompense d'un piètre talent et modeste quantité d'énergie.
Autre connexion avec l'ensemble de la Comédie humaine, le peintre Joseph Bridau (voir Une fille d'Eve et la Muse du département), antithèse de l'exécrable artiste, figure dans cette nouvelle.
Balzac disait : " J'ai donc un fils, enfin quelque chose qui porte mon nom et qui peut le perpétuer. "
RépondreSupprimerLa naissance est le commencement de la vie indépendante. Il n'y a pas de plus beau que de voir naître un enfant ; c'est le moment le plus joyeux de la vie.
La plus noble action de l'Homme, dans ce bas monde, c'est de procréer.