Résumés et analyses des principales oeuvres de l’écrivain et journaliste français Émile Zola.
Quelques œuvres d'Émile Zola :
Émile Zola |
1. Germinal, d'Émile Zola 1885 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans le Gil Blas
du 26 novembre 1884 au 25 février 1885, et en volume chez Charpentier en 1885.
Une adaptation théâtrale - drame en cinq actes et douze tableaux, en prose -
de W. Busmach sera créée aux États-Unis en 1886 avant d'échouer à Paris au
Châtelet en 1888.
Consacré mythe fondateur de la mémoire collective par une délégation de
mineurs qui scanda le titre aux obsèques de Zola, à l'occasion desquelles
Clémenceau salua la mémoire de celui qui fut "un moment de la conscience
humaine", Germinal, treizième roman du cycle des Rougon-Macquart, reste à ce
jour le roman le plus lu de Zola, jouissant d'un prestige égal à celui des
Misérables. Ce roman épique, symbolique, fantasmatique, offrant une
foisonnante complexité, dont le titre est riche de significations multiples,
est aussi un extraordinaire roman-feuilleton et une enquête, où brille l'éclat
d'un style. Plus profondément encore, la réussite de Germinal tient à l'art
d'un Zola maître architecte. Tout passe par Étienne, substitut du romancier.
Les sept parties amènent lentement mais sûrement l'accélération du dénouement,
soigneusement annoncé par toute une série d'indices.
Première partie. Étienne Lantier, fils de Gervaise Macquart (voir
l'Assommoir), arrive une nuit de mars à la fosse du Voreux, où l'accueille le
vieux Bonnemort. Il prend pension chez une famille de mineurs, les Maheu. Les
parents et les sept enfants, dont Catherine, Jeanlin et Zacharie, vivent
entassés dans la promiscuité. Étienne trouve du travail à la mine, qu'il
découvre. Intégré à l'équipe de Chaval, il comprend enfin que Catherine, qu'il
avait d'abord prise pour un garçon, est une fille. Catherine initie Étienne au
métier. Ce dernier lui raconte qu'il a giflé un chef après avoir bu et qu'il
redoute son hérédité alcoolique. Au moment où il va embrasser Catherine,
arrive Chaval qui impose un baiser à la jeune fille, en signe de possession.
Catherine nie être l'amie de Chaval. L'ingénieur Négrel inflige une amende à
l'équipe pour défaut de boisage. Les mineurs sont révoltés. Après avoir voulu
quitter la mine, Étienne va au cabaret de Rasseneur, ancien mineur devenu chef
des mécontents. Celui-ci loge le nouveau venu, qui désire partager la
souffrance et la lutte des mineurs, et qui songe aussi aux yeux de Catherine.
Deuxième partie. Chez M. Grégoire, actionnaire de la Compagnie, on vit dans le
confort et l'adoration de Cécile, la fille de la maison. Le cousin Deneulin,
qui a tout investi dans la modernisation de la fosse Jean-Bart, vient pour
emprunter, mais Grégoire lui conseille de vendre sa mine à la Compagnie. Il
refuse. La Maheude tente en vain d'apitoyer les Grégoire, car l'épicier
Maigrat, ancien surveillant protégé par la Compagnie, lui refuse tout crédit.
Elle retourne chez Maigrat, qui exige que Catherine vienne chercher elle-même
les provisions. Au coron, les commérages évoquent les moeurs et les liaisons
des voisins. Mme Hennebeau, femme du directeur de la mine, qu'elle trompe avec
Négrel, fait visiter le logement des Maheu à des Parisiens. Les mineurs
commencent à rentrer de la mine. Il faut faire la soupe. Commence alors chez
les Maheu une soirée comme les autres.
Troisième partie. Étienne devient un bon herscheur. Chez Rasseneur, il fait la
connaissance de Souvarine, un réfugié russe anarchiste. En accord avec
Pluchart, son ancien contremaître devenu responsable départemental, Étienne
envisage de créer une section de l'Internationale et une caisse de prévoyance
en prévision d'un prochain conflit. Nous sommes en juillet. Maheu propose à
Étienne de le prendre dans son équipe comme haveur. Ayant dû accepter de
mauvaises conditions de travail, les mineurs sont de plus en plus mécontents.
Maheu propose à Étienne de le loger chez eux après le mariage de Zacharie.
Étienne parvient à convaincre Chaval d'adhérer à son association. Étienne
apprécie la vie familiale et désire Catherine. Malgré leur attirance
réciproque, rien ne se passe. Étienne se cultive, et alimente ses rêves de
révolution sociale pacifique. Chaque soir, il fait une causerie, éveillant
chez les Maheu des rêves utopiques. Fin octobre, le mécontentement des mineurs
s'aggrave, car la Compagnie baisse leur salaire. Des discussions sur
l'opportunité d'une grève se déroulent chez Rasseneur. Jeanlin est victime
d'un accident à la mine et reste infirme. Catherine doit accepter de vivre
avec Chaval. Étienne est déterminé à agir.
Quatrième partie. En décembre, la grève éclate, le jour où les Hennebeau
reçoivent les Grégoire pour préparer le mariage de Cécile et de Négrel.
Hennebeau songe à profiter de la grève pour absorber la mine de Deneulin.
Arrive une délégation de mineurs. Maheu, qui a accepté de la conduire, expose
les revendications de ses camarades. Étienne exprime sa volonté de changement
social. Deux semaines plus tard, la grève est générale, sauf au puits
Jean-Bart. Le silence règne sur le coron. Les mineurs tiennent, bien que la
caisse de prévoyance soit épuisée. Une scène violente se déroule chez les
Maheu. Chaval accuse Étienne de coucher avec Catherine et la Maheude. Fous de
rage, les deux hommes se défient. Étienne décide de demander l'aide de
l'Internationale auprès de son délégué, Pluchart. Rasseneur, partisan de la
négociation, s'oppose à Étienne et à l'Internationale. A l'issue d'une réunion
clandestine, les dix mille mineurs de Montsou adhèrent à l'Internationale. En
janvier, le froid et la famine accablent les mineurs. On tente de survivre
grâce à des expédients. Maheu et Étienne convoquent une assemblée dans la
forêt pour remobiliser l'énergie des mineurs. Au cours de la réunion, Étienne
parvient à galvaniser l'enthousiasme des mineurs, malgré Rasseneur. Jaloux,
Chaval annonce la grève à Jean-Bart.
Cinquième partie. Deneulin se précipite à Jean-Bart, et parvient à circonvenir
Chaval en lui promettant une place de chef. Le travail reprend. L'équipe de
Chaval travaille au fond, mais l'on apprend que les grévistes de Montsou ont
coupé les câbles. Il faut remonter par les échelles. Les grévistes ont envahi
la fosse Jean-Bart, et, malgré Étienne, qui tente de les calmer, ils sabotent
le matériel. Étienne contraint Chaval à se joindre à la manifestation qui
marche sur les autres fosses. La foule traverse la plaine et va d'une fosse à
l'autre. Fuyant les gendarmes, la foule revient à Montsou pour réclamer du
pain à la Direction. Hennebeau fait appel à l'armée alors qu'au cours d'une
promenade, Mme Hennebeau et Négrel ont cru voir l'image de la révolution dans
la foule des manifestants. On se barricade. Les mineurs hurlent leur faim.
Pour faire diversion, Étienne lance la foule sur l'épicerie Maigrat. Les
femmes tuent l'épicier et le châtrent.
Sixième partie. L'armée occupe les fosses. Maheu est renvoyé, Étienne se
cache, et Jeanlin le nourrit. Étienne, dégoûté par la violence et la misère,
ambitionne une carrière politique. Chez Rasseneur, Étienne et Souvarine
échangent des nouvelles démoralisantes. Arrive Chaval qui annonce qu'il va
diriger une équipe de mineurs belges recrutés pour briser la grève. Il se bat
avec Étienne, qui l'emporte. Catherine désarme son amant, qui sort, au comble
de la fureur. Catherine refuse de vivre avec Étienne. La foule des grévistes
affronte les soldats, qui tirent et tuent. Maheu tombe.
Septième partie. La Compagnie veut mettre fin au conflit. Étienne est en butte
à l'hostilité des mineurs qui le rendent responsable des morts. Chez les
Grégoire, on célèbre les fiançailles de Cécile et de Négrel. Deneulin s'est
résigné à vendre sa mine à la Compagnie. Étienne et Souvarine confrontent
leurs opinions. Étienne tient pour le socialisme, Souvarine ne croit qu'à la
violence anarchiste et nihiliste. Il fait ses adieux à Étienne, avant de
descendre dans le puits du Voreux pour le saboter. C'est la reprise du
travail. Par suite du sabotage, les galeries sont inondées. On évacue, mais
l'équipe d'Étienne est restée au fond. La mine s'effondre dans un gigantesque
cataclysme. Indifférent, Souvarine s'en va. Hennebeau reçoit la Légion
d'honneur. Les mineurs tentent de sauver les survivants, mais Zacharie meurt
dans les opérations de sauvetage. Les bourgeois organisent une excursion au
Voreux. Cécile est étranglée par le vieux Bonnemort. Prisonniers au fond,
Étienne et Catherine doivent cohabiter avec Chaval. Étienne tue son rival. Les
deux survivants deviennent enfin amants, malgré la présence du cadavre de
Chaval. L'obscurité, la faim, l'angoisse, le grisou ont raison de Catherine,
Étienne est sauvé, et réapparaît au jour sous l'aspect d'un vieillard aux
cheveux blancs, alors que la Maheude hurle devant le corps de sa fille. En
avril, Étienne s'apprête à partir pour Paris où l'appelle Pluchart. Il vient
saluer ses compagnons de lutte, qui lui ont pardonné et ont dû reprendre le
travail sans avoir rien obtenu. La Maheude doit travailler pour nourrir sa
famille avec la seule aide de Jeanlin. Elle garde l'espoir d'une revanche et
se réconcilie avec Étienne. Ce dernier croit en l'organisation, en
l'efficacité des syndicats et en une révolution prochaine. En s'éloignant, il
croit pressentir une germination irrésistible.
Sans prétendre être le premier roman à évoquer le monde ouvrier, Germinal en
donne l'une des images les plus puissantes. Peinture précise et épique à la
fois de la vie quotidienne, du labeur et des souffrances des mineurs, il
organise savamment une progression vers le point culminant de la grève et de
la catastrophe finale, ouvrant sur la perspective utopique de la cité future.
Zola avait déjà traité de la condition ouvrière dans l'Assommoir. Ces deux
textes, liés "biologiquement", puisque Étienne est le fils de Gervaise
Macquart et de son amant Auguste Lantier, fonctionnent aussi en parallèle. Aux
malheurs et à la déchéance de la blanchisseuse, répondent les affres de son
fils, menacé par le déterminisme héréditaire.
L'Assommoir avait déjà montré combien il est difficile de constituer le peuple
en objet littéraire. Grand absent du roman balzacien, il a été cantonné dans
les bas-fonds avec les Mystères de Paris d'Eugène Sue et les Misérables de
Victor Hugo. Le monde du travail, quand il n'est pas édulcoré dans les romans
ruraux, inquiète. Alors que les classes laborieuses apparaissent comme des
classes dangereuses aux yeux d'une bourgeoisie pour qui le mouvement ouvrier,
en voie de formation, fait planer l'horrible menace du chambardement, les
faire accéder à la dignité littéraire, c'est à la fois conjurer symboliquement
la menace et projeter un éclairage salutaire sur une réalité méconnue. En
somme, c'est prévenir pour guérir. Telle est l'intention idéologique du
romancier.
La mine transforme hommes et femmes, par l'influence du milieu sur les
individus, mais aussi par l'empreinte indélébile de l'aliénation sur les corps
et les âmes. Celle-ci est montrée, mise en texte. Germinal parle de ce qui n'a
pas encore de nom ailleurs que dans la philosophie politique et celle de
l'Histoire: la lutte des classes. D'où la prise en compte romanesque du
collectif. Dans cette lutte, le prolétariat des mines reçoit évidemment la
meilleure part. Son premier représentant dans le roman annonce en quelque
sorte son essence: Bonnemort. Ayant vécu par avance le destin de tous les
autres, il symbolise l'exploitation séculaire, la déchéance, la maladie
professionnelle. La famille Maheu élargit la perspective en incluant les sexes
et les générations. Le travail repose sur l'équipe, où, suprême raffinement,
les mineurs sont contraints de participer eux-mêmes à leur propre
exploitation, dans les enchères du marchandage. Catégories, spécialisations,
division d'un travail globalement exténuant et débilitant: la mine gâche les
existences en autant de gestes répétitifs, en heures de sueur et de
souffrance. Salaires de misère, système qui oblige à négliger la sécurité,
amendes, dépendance totale à l'égard de la Compagnie (logement, santé,
chauffage...): la mine a ses nouveaux esclaves.
L'espace social est celui des trajets: du coron à la fosse, du carreau au
coron. A la lecture, le roman donne l'illusion de se passer le plus souvent au
fond. Il n'en est rien. Le coron, c'est encore la mine. Le poids de la
fatigue, celui de la pauvreté, de l'environnement: tout y redouble l'effet du
travail. Mécanisation des comportements, dépossession du temps et de la force
vitale, obsession de la routine: voilà l'illustration la plus convaincante de
l'aliénation de la classe ouvrière. Seule la ducasse, avec ses tendances
orgiaques, introduit une rupture dans cette réitération. Germinal dit
magnifiquement cette privation de liberté: le mineur et sa famille sont
prisonniers de la mine. D'où la force de l'opposition avec l'espace bourgeois,
tout de confort, de chaleur, de jouissance égoïste. Plus importante encore est
l'absence d'intimité dans le coron. Tout se sait, tout s'entend: on scrute les
lits et les couverts. Promiscuité qui fait que le mineur est toujours à
l'étroit comme dans sa taille. L'espace de la mine proprement dite est celui
des taupes. Galeries, couloirs, puits, l'enfermement, la chaleur oppressante,
l'obscurité, la poussière: tout indispose, tout métamorphose le mineur en un
corps enchaîné et menacé d'écrasement. Violence contenue, qui explose parfois;
langage sec, rapports humains durs. Lieu de l'énergie à la fois par son
produit et son travail, la mine est aussi celui du rut. Seul plaisir qui ne
coûte rien, le sexe renvoie aussi à l'angoisse existentielle. Germinal
insiste, parfois lourdement, sur cette obsession de la reproduction. On y
plante souvent des enfants, destinés à reproduire le destin des parents. Comme
si les mineurs ensemençaient en permanence leur propre malheur.
Cette énergie s'investit aussi dans la conquête du jour. La grève, c'est cette
libération des êtres de la nuit, qui envahissent la surface, qui courent,
crient. Les mineurs forment une meute. Poussés par la faim, la colère et la
fureur meurtrière, ils donnent libre cours à leur ivresse. Comme le torrent
furieux qui envahit la mine, la foule barbare dévaste tout sur son passage.
Meurtre, viol, destruction: le fantasme du grand soir acquiert chez Zola une
ampleur extraordinaire. Cette humanité asservie prend une revanche éphémère,
avant de retomber dans sa servitude. Car en définitive, la grève n'aura été
qu'un rêve, un moment où l'ont peut croire tout possible. La vie des mineurs,
hommes, femmes et enfants, s'épuise en une terrible frustration. Les rêves de
la jeunesse, la quête d'amour, tout bute sur la réalité sinistre. Dans
l'environnement noir, gris et rouge, dans la végétation pauvre, dans ce monde
de brique et de charbon, il n'y a pas place pour l'Art, sauf celui du
romancier. Quand il n'y a pas de pain, le rêve tourne vite au cauchemar. D'où
l'importance d'un avenir de germination, sans lequel Germinal se définirait
comme un voyage au bout de la nuit.
La vérité historique (Zola amalgame des événements qui ne se produisent pas
ensemble dans l'Histoire et les débats au sein du mouvement ouvrier présentés
dans le roman sont anachroniques) importe moins que la thèse à défendre. Aux
conditions "réelles" de la lutte ou de la vie ouvrière se substitue une
conception syncrétique, informée par une vision mythique. La composition
travaille l'antithèse: celle du monde du Travail et du monde du Capital.
Opposition irréductible qui dégénère en violence dont l'assassinat de Cécile
par Bonnemort, atroce meurtre de l'innocence par l'aliénation au sens quasi
clinique, dit en quelque sorte la force fantasmatique - plus encore que la
fusillade. A cette opposition manichéenne et efficace, s'ajoute celle entre
les différentes formes du capital. Le rentier (Grégoire) contre l'investisseur
(Deneulin); le petit capital (Deneulin encore) contre le grand (la
Compagnie)... La classe ouvrière, quant à elle, est divisée par la jalousie.
La société est travaillée à tous ses niveaux par la loi d'airain de l'intérêt.
Pour dynamiser cette lutte du capital et du travail, Zola utilise 52
personnages. Il faut leur ajouter des êtres ou des entités animées par
l'imaginaire: les chevaux Bataille et Trompette, la fosse du Voreux, le
"Capital-Minotaure" (belle expression de Colette Becker), l'eau... La
construction romanesque obéit en partie aux préceptes du naturalisme: les
personnages représentent des forces, des lois, mais là s'arrête la théorie.
S'il est vrai qu'aucun d'entre eux ne domine vraiment, même pas Étienne, s'il
est vrai qu'ils prennent une valeur symbolique, ils gardent une présence
individuelle.
Zola obéit à des contraintes: la série, qu'il a définie en 1868, avec la loi
d'hérédité, et l'influence du milieu sur les individus. Personne n'y échappe.
De plus, l'arbre généalogique des Rougon-Macquart impose un Étienne marqué par
l'irrépressible désir de tuer. Mais le personnage subit une mutation. Ce n'est
pas seulement une force qui va, inconsciente d'elle-même, déterminée par la
fatalité scientiste, mais surtout un héros qui s'attaque au Capital-Minotaure.
Il vient d'ailleurs, et il repart ailleurs. Déjà en lutte avec le patronat, il
apparaît comme un homme d'action, même si Zola le montre saisi par des sortes
d'illuminations confuses. Contre Rasseneur, le réaliste tranquille, il incarne
la force de la revendication immédiate, la colère des exploités. Étienne prend
alors sinon l'allure d'un héros positif, du moins celle d'un initié et d'un
initiateur. Germinal ressemble ainsi à un roman d'éducation. Chez les Maheu,
il s'installe, devient un membre de la famille, à laquelle il va insuffler le
désir de justice et de revanche. Il y a du mysticisme dans l'évolution
d'Étienne. Il connaît d'ailleurs l'humiliation christique de l'abandon des
hommes et la passion de la souffrance dans la mine, véritable descente aux
Enfers. Contrairement à Souvarine, condamné à l'individualisme de l'action
violente et désespérée, torturé par le souvenir d'une exécution, Étienne est
un meneur et un éclaireur. Il annonce la libération de la classe ouvrière.
Cette évolution est aussi liée à une pédagogie: il faut peindre un milieu, des
catégories, des différences spécifiques, des types (voir les Maheu). Le roman
zolien est un système, ce qui garantit sa grande lisibilité mais accentue son
côté un peu artificiel et didactique; à ces contraintes choisies et assumées,
il convient d'en ajouter de plus subtiles, qui ressortissent à l'idéologie de
Zola. Liée dans son esprit au sang, à la violence, la grève rejoue la tragédie
de la Commune. L'ouvrier zolien est aussi un barbare dans une histoire de feu
et de sang.
La tradition la plus contraignante reste celle du romanesque. Si le roman est
social, il est aussi tributaire des situations, des schémas narratifs
conventionnels comme ceux du mélodrame et du roman noir. D'où les stéréotypes,
certes remotivés, et les oppositions de type dramatique, comme celle entre
Étienne et Chaval, rivalité amoureuse qui se modalise en querelle
politico-syndicale. Ce roman de lutte s'inscrit dans un espace surdéterminant.
Le Voreux tire évidemment son nom des résonances qu'il autorise: le champ
sémantique de la dévoration s'y épanouit. Le pays minier, tout d'obscurité et
de platitude, prend en hiver sa vérité oppressante et désespérante. La vie
semble condamnée dans ce monde à la fois minéralisé et esthétisé. Tout est
houille, tout est charbonné. Il faudra attendre la fin du roman pour voir
triompher la vie: la germination impose sa vitalité contre la mort et contre
la fatalité. A la coloration sombre, aux tons de l'obscurité, s'ajoutent
l'humidité et la boue. Pays froid, pays trempé: l'eau, on le pressent, jouera
un rôle décisif. On ne cherchera pas là une vérité du Nord: c'est l'imaginaire
de Zola qui transfigure le paysage, le crée en accord avec la tragédie glauque
qui va s'y jouer.
Germinal organise le récit d'une catastrophe, comme nombre de romans des
Rougon-Macquart. Une apocalypse est mise en scène. Elle synthétise la
répression de la grève, la quasi-liquidation de la famille Maheu, la
disparition du Voreux et le bouleversement de la société, qui, annoncé,
prophétise l'imminence d'une fin du monde. Ce qui explique la place de
Souvarine, incarnation des forces de destruction. Dans cette symphonie
apocalyptique, les modalités traduisent les fantasmes et réincarnent les
mythes. Combinaison de l'air et du feu, le grisou menace toujours, même s'il
ne sera pas la cause du cataclysme final. Au feu, la terre ajoute sa puissance
écrasante. De surcroît, c'est l'eau qui tue dans Germinal. L'inondation,
sourde, constante, pernicieuse, prend soudain une allure irrésistible et
effrayante. Les monstres (le Voreux, la Compagnie), les hommes (le meurtre)
jouent en majeur cette partition de mort et de cataclysme, où seuls le sexe,
cet exutoire, et le sommeil, ce luxe, offrent leur dérivatif.
Germinal développe une épopée, avec son cortège de grossissements, voire
d'exagérations. Si elle comporte une cause et un héros, l'épopée implique
aussi le merveilleux. Ici radicalement moderne, celui-ci transfigure machines
et fosse, animées, animalisées, voire anthropomorphisées. L'épopée combine
enfin les symboles: ils abondent. Cette épopée récupère bien des recettes du
feuilleton. Il n'y manque pas le personnage pathétique et persécuté, incarnée
par Catherine, qui mérite que deux hommes se battent jusqu'à la mort pour
elle. On ne doit pas négliger cet aspect du roman: il constitue en grande
partie son efficacité, et autorise sa dramatisation.
Roman épique, Germinal se définit aussi comme roman lyrique. Roman de la
pitié, il sait faire appel aux sentiments du lecteur. Art de la description,
du tableau, du contraste: le style de Zola est à la fois artiste et
parfaitement adapté à un langage "populaire". Sans recourir au patois du Nord,
Zola utilise un relâchement syntaxique, une certaine monotonie du vocabulaire
qui combine une langue familière et une langue littéraire. Il s'agit d'une
tentative de restitution d'un univers mental, d'une expérience, de moyens
d'expression proches de ce que vivent les ouvriers. Enfin, le style de Zola
évoque l'art du peintre. On mesure sa réussite à cette indéniable capacité à
transmuer un paysage morne en objet esthétique. Germinal s'impose aussi, et
peut-être surtout, comme roman poétique.
2. J'accuse, d'Émile Zola 1898 :
Lettre à M. Félix Faure, président de la République. Pamphlet d'Émile Zola
(1840-1902), publié sous forme de lettre ouverte à Paris dans l'Aurore le 13
janvier 1898.
Faisant suite à trois articles donnés au Figaro entre le 25 novembre et le 5
décembre 1897 et à deux brochures parues en décembre 1897 et janvier 1898,
J'accuse demeure le texte le plus célèbre consacré par Zola à l'affaire
Dreyfus. L'ayant initialement conçu comme une nouvelle brochure, Zola décida
de le confier à un quotidien qui avait pris parti en faveur de l'officier
injustement condamné. Trois cent mille exemplaires du journal se vendent en
quelques heures. Le retentissement est énorme. Zola s'attire la haine des
antidreyfusards et s'impose comme modèle de l' intellectuel engagé. Le titre
restera dans la mémoire collective une référence politique, idéologique et
culturelle, utilisée par Abel Gance, entre autres pour son film manifeste
contre la guerre (1937).
Adressée au président de la République, la lettre définit d'emblée son objet:
dénoncer la "souillure" qui macule la face de la France - l'acquittement
d'Esterhazy - et oser prendre le parti de la vérité. Puis elle récapitule les
faits: l'intrigue imaginée par Du Paty de Clam à partir du bordereau,
l'arrestation de Dreyfus, le conseil de guerre, et, trois ans après, l'affaire
Esterhazy découverte par le lieutenant-colonel Picquart, enfin les protections
dont a bénéficié Esterhazy, le jugement inique rendu par le nouveau conseil de
guerre. La conclusion énumère les accusations proférées par Zola contre Du
Paty de Clam, l'"ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire", la complicité des
généraux Mercier, de Boisdeffre, Gonse, de Pellieux, le mensonge des experts
en écriture, la campagne de presse menée par les bureaux de la Guerre, le viol
du droit par le premier conseil de guerre et la couverture "par ordre" de
cette iniquité par le second. L'acte d'accusation une fois dressé, Zola, au
nom de sa seule passion, "celle de la lumière" et de l'humanité "qui a tant
souffert et qui a droit au bonheur", désigne clairement la portée judiciaire
de son acte: il s'agit d'une diffamation délibérée. Il attend donc d'être
traduit en cour d'assises. La lettre se termine par une formule de politesse
respectueuse.
Dû à Clemenceau, le titre reprend l'anaphore qui gouverne la péroraison. Il
constitue l'article en réquisitoire précis, rigoureux, éloquent. S'il avait
réagi en écrivain dès octobre 1897 ("Mon cœur de romancier bondit d'une
admiration passionnée"), s'il avait démonté en grand polémiste le mécanisme de
l'erreur judiciaire dans ses articles du Figaro - lequel, menacé par ses
abonnés et ses lecteurs, vira de bord et abandonna la cause de Dreyfus -, et
s'il avait affirmé que "la vérité était en marche et que rien ne
l'arrêterait", c'est la colère qui, au lendemain de l'acquittement d'Esterhazy
(11 janvier 1898), dicte à Zola en deux nuits et un jour ce qu'il appelle
lui-même "un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et de
la justice". Plus qu'un cri, une satire ou une dénonciation, il s'agit en
effet d'une provocation délibérée, d'un défi destiné à contraindre les
adversaires à sortir de leur silence ou du confort de la chose jugée. Zola
entend les pousser à l'action judiciaire en correctionnelle, et, si possible,
en cour d'assises. L'acte du journaliste prend ainsi la dimension d'un fait
historique.
L'intention provocatrice est servie par une fougue pamphlétaire
remarquablement maîtrisée. Habilement, Zola présente l'acquittement
d'Esterhazy comme un "crime social" qui défigure la France. A l'audace de ceux
qui, "par ordre" (accusation décisive et savamment calculée), ont osé
prononcer un tel déni de justice, il oppose la loi de son devoir: "Mes nuits
seraient hantées par le spectre de l'innocent qui expie là-bas, dans la plus
affreuse des tortures, un crime qu'il n'a pas commis." Faisant revivre sous
forme narrative les principaux événements, ponctuant chaque phase essentielle
d'un cri d'indignation, Zola allie la démonstration rigoureuse à l'art du
récit, la force des mots à la mise en scène de l'émotion. La péroraison est un
chef-d'oeuvre de netteté: l'expression "J'accuse", employée huit fois, la
scande, et les noms cités sont rassemblés en une ultime et assassine formule:
"Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale."
Assisté de Me Labori, Zola comparaîtra devant la cour d'assises le 7 février
pour la seule diffamation concernant l'affaire Esterhazy, le gouvernement ne
voulant pas rouvrir le dossier Dreyfus. Ayant prononcé une vibrante
"déclaration au jury" (publiée dans l'Aurore du 22 février), condamné dans le
tumulte le 23 février à un an de prison et 3 000 francs d'amende, radié de la
Légion d'honneur, menacé, injurié, lapidé, Zola se pourvoit en cassation (ses
Impressions d'audience seront publiées en 1948). La sentence est confirmée le
18 juillet 1898. Zola s'exile en Grande-Bretagne le même jour, d'où il ne
rentrera que le 5 juin 1899, après la cassation du procès Dreyfus. S'il a
perdu des lecteurs, Zola a gagné le droit d'être salué comme un "moment de la
conscience humaine" (éloge funèbre prononcé par Anatole France).
3. La bête humaine, d'Émile Zola 1890 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans la Vie
populaire du 4 novembre 1889 au 2 mars 1890, et en volume chez Charpentier en
1890.
Depuis longtemps, Zola médite deux sujets que l'ouvrage, le dix-septième de la
série des Rougon-Macquart, réunit progressivement: le thème du meurtre et de
l'institution judiciaire, d'une part qui avait déjà été utilisé dans Thérèse
Raquin, et qu'ont réactualisé pour Zola la lecture de Dostoïevski et des
recherches de Lombroso sur l'"homme criminel"; d'autre part, la description du
monde des chemin de fer, qui oblige Zola à s'informer abondamment, auprès de
l'ingénieur Pol Lefèvre, et aussi par lui-même en accompagnant un mécanicien
sur la locomotive du Paris-Mantes.
Roubaud, sous-chef de la gare du Havre, a épousé Séverine qui est protégée par
le riche et vieux président Grandmorin. Celui-ci a autrefois débauché Séverine
lorsqu'elle était toute jeune, et son mari, qui le devine, veut se venger
(chap. 1). Le mécanicien Jacques Lantier est venu passer la journée chez sa
marraine Phasie la garde-barrière, mariée à Misard et dont la fille Flore est
attirée par Jacques. Celui-ci, avec toutes les femmes qu'il aime physiquement,
est pris d'une pulsion criminelle à laquelle il échappe cette fois à
grand-peine. Mais, du bord de la voie, il aperçoit, dans le train qui passe,
Roubaud assassinant Grandmorin dont on découvre bientôt le corps (2). Au
Havre, on apprend la nouvelle: Roubaud donne une version mensongère qui semble
convaincre; seul témoin Lantier, se tait (3). L'instruction est difficile en
raison des enjeux politiques: on soupçonne les Roubaud qui ont hérité d'une
maison, mais aussi un personnage très fruste, Cabuche, amoureux d'une jeune
fille violentée par Grandmorin (4). Séverine vient à Paris plaider sa cause
auprès d'un haut fonctionnaire impérial qui pressent sa culpabilité, mais
laisse le juge Denizet s'engager sur de fausses pistes (5). Faute de preuves,
la justice ne désigne aucun coupable. Mais le couple Roubaud, après quelques
moments de tsanquillité, se disloque: lui fait des dettes de jeu qui l'amènent
à puiser dans l'argent volé à Grandmorin, elle tombe amoureuse de Jacques (6).
Celui-ci a de la peine à dégager sa machine, la Lison, arrêtée deux fois par
la neige (7). Sa liaison avec Séverine lui fait retrouver ses pulsions de
meurtre, mais il n'arrive à tuer ni son amante ni le mari de celle-ci, qui
devient gênant (8-9). Phasie a été empoisonnée par Misard qui voulait
s'emparer de son magot, et Flore, jalouse, veut tuer les amants. Pour cela,
elle organise un accident, qui fera des morts, mais n'atteint pas les
personnes visées. Elle se suicide (10). Lantier, recueilli et soigné par
Séverine, la tue et l'on inculpe Cabuche, que des preuves mal interprétées
semblent accuser. Lantier échappe à la justice, mais son chauffeur Pecqueux,
dont il a séduit la maîtresse, se bat avec lui. Ils tombent tous deux de la
locomotive qui entraîne le train vers la mort à une vitesse folle. On va vers
la guerre (11-12).
La Bête humaine est d'abord le roman des chemins de fer et du monde nouveau
qui s'est organisé autour d'eux: avec le train, les deux gares de la ligne et
le lieu maudit où l'on trouve à la fois la maison du garde-barrière et celle
du président, le lieu où se produisent les accidents. Avec aussi l'échelle
sociale complète qui va du garde-barrière au gros actionnaire, en passant par
toute la hiérarchie intermédiaire, du chauffeur au mécanicien, du sous-chef de
gare au directeur de réseau. Mais ce monde-là n'est pas autonome, il est au
contraire au coeur du système politique général, comme le montre bien
l'intervention des pouvoirs dans l'affaire judiciaire qui devient un enjeu
politique: le capital engagé, les influences en cause et les personnages
rendent l'Empire vulnérable à travers les débauches d'un vieillard. Mais,
au-delà de la sociologie, il y a aussi des énergies et des symboles. Le titre
nous renvoie alors non seulement aux locomotives déchaînées de la ligne, mais
surtout aux passions et aux douleurs qui s'y donnent rendez-vous et
aboutissent toutes au meurtre: Roubaud et sa femme assassinent Grandmorin,
Misard empoisonne Phasie, Flore fait dérailler le train avant de se tuer,
Jacques veut tuer les femmes qu'il aime avant de tomber, emporté dans sa lutte
avec Pecqueux. Amour et mort sont donc liés dans un livre très noir, qui peut
aussi être compris comme une sorte de roman policier où Zola suit et critique
les démarches de pensée du juge Denizet, comme il critiquera les constructions
fallacieuses de l'affaire Dreyfus. Mais il déborde cette définition par
l'orchestration symbolique qui unifie tous les thèmes; la bête métallique
comme la machine humaine ont des crises parallèles, la vie qui les habite est
instable, connaît des échappements brusques, des explosions destructrices:
"Puisque c'était la loi de la vie, on devait y obéir, en dehors des scrupules
qu'on avait inventés plus tard, pour vivre ensemble." Mais la bête humaine a
ceci de différent qu'elle possède aussi une conscience, c'est-à-dire angoisse
et remords. Et c'est dans la description de tels affres que ce roman trouve
son originalité par rapport à la violence peut-être plus primitive de
l'Assommoir ou de Germinal.
4. La curée, d'Émile Zola 1871 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans la Cloche du
29 septembre au 5 novembre 1871 (publication suspendue par décision du
parquet, la scène de l'"inceste" ayant choqué les autorités), et en volume
chez Lacroix en 1871. Ce deuxième roman de la série des Rougon-Macquart sera
repris en 1872 chez Charpentier, l'éditeur qui fera paraître désormais toute
la série. Une adaptation théâtrale, Renée, sera jouée en 1887.
Le décor choisi alimentait depuis longtemps la légende noire du second Empire;
scandales immobiliers et financiers, dépravation morale des élites, tout cela
était déjà porté au passif de Napoléon III, et l'on peut attribuer au roman de
nombreuses sources politiques et journalistiques. Mais c'est sans doute dans
les références littéraires que se trouvent les vraies filiations: dans les
subtils complots décrits par Balzac pour une autre époque, ou chez ces
chroniqueurs pointus du régime déchu que furent les Goncourt.
Renée, jeune épouse d'Aristide Saccard, et son beau-fils Maxime contemplent le
spectacle du Tout-Paris en promenade au Bois. La famille mène grand train dans
son hôtel au luxe écrasant, bien différent de l'hôtel de l'île Saint-Louis où
a grandi Renée. Elle a épousé depuis le spéculateur Saccard qui traite
somptueusement chez lui de hauts fonctionnaires, des entrepreneurs, toutes
sortes de personnages influents. Renée, de son côté, fascinée par la serre
tropicale où elle se réfugie, vit dans le désarroi des liaisons sans amour
(chap. 1). On apprend alors qu'Aristide Rougon a perdu une première femme,
Angèle, dont il a eu Clotilde et Maxime. Venu à Paris, attendant beaucoup de
son frère Eugène qui devient la cheville ouvrière du nouveau régime, il
obtient un poste à l'Hôtel de Ville, change son nom en Saccard, d'après le
nom, modifié, de sa femme. Ses fonctions vont lui permettre de prendre
connaissance de grands projets d'expropriation et d'urbanisme. Grâce à sa
sœur Sidonie, il se donne les moyens de réussir en acceptant d'épouser, alors
qu'elle est enceinte, Renée Béraud du Châtel, une jeune bourgeoise, qui lui
apporte terrains et argent. Commencent alors les premières escroqueries avec
sescomplices, dont Larsonneau (2). Maxime est arrivé de sa province. Renée
s'entiche de ce garçon qui l'accompagne chez Worms, le grand couturier, et
devient son complice. Alors que Saccard réussit de mieux en mieux, jusqu'à
faire son apparition à la cour, Renée connaît quelques amants passagers qui ne
la distraient pas de son ennui (3). Poussant plus loin ses aventures, lors
d'un bal chez une actrice, elle devient la maîtresse de Maxime. Renée, prise
de remords, s'engage pourtant dans une liaison durable. Elle a aussi la
surprise de voir son mari connaître ses premières difficultés financières dont
il essaie de triompher à force de manœuvres et de dépenses ostentatoires (4).
Renée poursuit cependant sa vie légère tout en reprenant ses obligations
conjugales et elle ressemble un peu à cette Phèdre qu'elle va admirer au
théâtre. Sa position se complique encore lorsqu'elle se fait surprendre avec
Maxime par la fiancée de ce dernier (dont le mariage doit servir les plans du
père). Ajoutons enfin que Saccard veut escroquer sa femme (5). Une fête
pseudo-mythologique a été organisée pour mettre en valeur Maxime, Renée et
leurs belles amies: la légende de Narcisse et d'Écho est alors le prétexte à
des tableaux luxueux et voluptueux. Puis, pendant le bal qui suit, Saccard
surprend Maxime et Renée (6). La famille se défait encore plus tandis que le
trou financier se creuse, malgré quelques escroqueries supplémentaires. Maxime
s'est marié avec Louise et quitte Renée qu'abandonne même sa fidèle femme de
chambre. L'empereur a vieilli, Maxime refuse de prêter son argent à son père.
Renée mourra quelque temps après (7).
Il y a une vraie poésie de la Curée, dont l'ouverture et la fin du roman
portent témoignage: au Bois, dans des teintes dorées, Zola compose des
paysages inquiétants, symboliques, crépusculaire pour le premier, ensoleillé
et néanmoins morbide pour le second. C'est d'ailleurs bien dans ce registre de
couleurs qu'il faut découvrir une des clés du livre. A de très nombreuses
reprises, les couleurs précieuses de l'or et de l'argent vont revenir, par
exemple lorsqu'il s'agira de décrire le salon Saccard ou encore un des
tableaux (chez Plutus) de la fête mythologique. A l'opposé, on aura toute la
gamme des teintes froides de l'hôtel de l'île Saint-Louis où Renée a passé son
enfance, entre les verts glauques de la Seine. Comme d'habitude chez Zola, il
y a là une opposition préméditée et symbolique: à l'inertie passéiste des
Béraud du Châtel, les parents de Renée, on peut facilement opposer l'activité
productive, mais morbide, de la spéculation, de Paris qui bouge sous la pioche
des démolisseurs et l'argent des financiers. Car là est l'ambiguïté: comment
apprécier le travail de Saccard, lui qui a pris ce nom fondé selon un
calembour révélateur? D'un côté, il anime la ville et l'emplit d'une rumeur
vivante, d'une foule vibrionnante et fertile que Renée et Maxime contemplent
depuis le cabinet particulier qui abrite leurs amours. Mais son activité est
aussi profondément malsaine.
Et c'est là que l'éclairage mythologique devient révélateur. Deux mythes sont
explicitement et longuement repris dans le livre: celui de Narcisse dont la
légende est exploitée au chapitre 6, celui de Phèdre dont la représentation
occupe quelques pages du chapitre 5, qui ont pour point commun de représenter
les déviations de l'amour. Refus mortel dans le premier cas, quasi-inceste
dans l'autre - qui nous renvoie bien sûr à la relation entre Renée et Maxime.
C'est que la modernité selon Zola est artifice, destruction d'un rapport sain
entre les êtres et avec le monde qui les entoure. La ville est pour lui le
lieu de la corruption du lien social, que favorise en plus l'atmosphère
délétère du régime impérial. Le désordre est partout: chasteté calculée et
sans vertu de la bonne Céleste, homosexualité du domestique Baptiste, féminité
de Maxime, mariages intéressés (après avoir épousé Renée, qui a été violée et
qui aura des amants, Saccard est le complice de débauche de son fils avant de
le marier par intérêt), le lesbianisme, la prostitution! Tout le système des
interdits moraux s'effondre et, avec lui, tout le système social. Quant à la
circulation financière, elle est aussi artificielle: il ne s'agit pas d'un
échange stable et honnête, mais d'un vertige, d'une imposture permanente qui
passe par la tromperie ou le chantage. On n'échange pas des biens, mais des
options, des menaces, des influences.
En réalité, le malheur de cette époque est bien dans sa facticité, dans sa
logique perverse de mensonge: par exemple, le Crédit viticole de Saccard a
renoncé à sa vocation première pour devenir une banque d'affaires qui joue son
argent au lieu de le faire paisiblement travailler dans l'agriculture; la
seule autre "nature" de cette ville malsaine est celle d'une serre tropicale
où Renée mordra une plante vénéneuse, celle aussi d'un bois de Boulogne
artificiel et mondain. Le mythe de la Curée est moins celui d'une chasse à
mort que celui d'un univers dénaturé par une Histoire qui va trop vite et
dévore ses enfants.
5. La débâcle, d'Émile Zola 1892 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans la Vie
populaire de février à juillet 1892, et en volume chez Charpentier et
Fasquelle la même année.
Le livre, dix-neuvième de la série des Rougon-Macquart, est essentiel à la
signification du cycle général et du projet de l'auteur par rapport au second
Empire dont il a vécu l'effondrement en tant que citoyen et journaliste. Sa
participation aux Soirées de Médan témoignait déjà d'un intérêt qui se précise
avec la lecture de livres spécialisés sur la guerre de 1870, par un voyage, où
il reprend le parcours de l'armée de Châlons, par des entretiens et la
consultation de documents privés nombreux sur les enjeux politiques et
militaires. Dès sa sortie, le roman obtient un énorme succès, favorisé
certainement par les polémiques qui discutent son exactitude matérielle, son
interprétation de la défaite, son patriotisme.
Première partie. Le caporal Jean Macquart et ses hommes, parmi lesquels
Maurice Levasseur, Lapoulle, Chouteau, Pache et Loubet, vont apprendre à vivre
les premières débâcles de l'armée française. Depuis l'Alsace, c'est alors la
retraite, et le mauvais esprit se répand dans la troupe, malgré les
encouragements de Jean. Le mécontentement s'accroît vers Reims et lors d'une
contremarche vers Metz, en raison des doutes de toute l'armée de Châlons sur
la stratégie du commandement et la solidité du pouvoir suprême. Après quelques
incompréhensions, l'amitié s'établit entre Jean et Maurice. On aperçoit
l'empereur et l'on devine la présence de l'ennemi et de ses espions; mais ce
qui l'emporte, c'est l'abattement, la fatigue, la faim, assouvie à l'occasion
de quelques rapines ou étapes heureuses, comme chez le père Fouchard. La jeune
Silvine s'y réconcilie avec Honoré, son ancien fiancé oublié un temps au
profit de Goliath, espion prussien qui lui a fait un enfant. On se dirige vers
Sedan.
Deuxième partie. Les mouvements de l'armée allemande enferment Napoléon III et
ses troupes dans Sedan où, malgré quelques tentatives, les soldats se
découragent sous les obus des batteries prussiennes. Mac-Mahon est blessé, les
habitants sont affolés, parmi lesquels le bourgeois Delaherche et la soeur de
Maurice qui cherche son mari: celui-ci se bat dans une maison des environs
transformée en place forte où il finira par être pris et exécuté. Les morts
sont innombrables, les blessés sont opérés dans des conditions horribles.
Maurice sauve Jean en l'emportant sur son dos hors du champ de bataille. Sedan
se rend; la capitulation est signée à des conditions très dures.
Troisième partie. Sur le champ de bataille, on dépouille les morts avant de
les enterrer. Quant aux prisonniers, dont Jean et Maurice, ils sont internés
dans une presqu'île où ils souffrent de la faim, de la pluie et du froid. Sous
un déguisement, Jean et Maurice s'enfuient. Jean sera blessé et plus tard
soigné chez le père Fouchard; Goliath sera assassiné, tandis qu'à Sedan
l'occupant s'installe et n'est pas trop mal accueilli. Il avance aussi vers
Paris où, à la suite des désastres militaires, la Commune sera déclarée. Au
cours de la répression, Jean, qui appartient aux troupes "versaillaises", va y
blesser involontairement Maurice, qui en mourra. Paris est en feu, mais Jean
veut espérer en un avenir meilleur.
L'intérêt du livre tient d'abord à l'ampleur que Zola a voulu lui donner: au
fil des pages, on parcourt les provinces et les champs de bataille, on arpente
les routes au gré des ordres et des contrordres, des marches et des retraites.
D'où le sentiment de vertige qui peut prendre le lecteur devant une géographie
bousculée: le cadre du récit n'est plus le quartier ou la ville, mais l'espace
d'un pays battu par les vents, la pluie et les obus. Quant à l'Histoire, elle
est présente dans toutes ses dimensions sociales, depuis l'homme du peuple
jusqu'à l'empereur ou au roi de Prusse autour desquels se sont groupées deux
nations: la guerre brasse et transcende les classes, grandit les sentiments,
accentue les tragédies, bouleverse les conditions. A un premier degré, cette
guerre est un affrontement entre deux "races", malgré les liens et les
parentés de part et d'autre de la frontière. Mais, selon une autre symbolique,
la guerre est une crise historique dont le peuple français sortira renforcé
dans une dynamique organique et darwinienne à laquelle croit Zola. Elle est le
moment de vérité où se révèlent les maladies sociales (la frivolité et
l'impréparation des chefs, le mauvais esprit des subordonnés) et où se forge
dans la souffrance un avenir meilleur.
On peut donc lire le roman comme une épopée, malgré son titre débilitant:
comme chez Homère, la guerre est la matière d'une hyperbole permanente, d'un
grandissement des personnages; comme chez Tolstoï, le décor est celui d'un
continent labouré par la violence et la mort, l'action, celle d'un drame
multiple qui lie dans le même mouvement des milliers de consciences.
6. La fortune des Rougon, d'Émile Zola 1872 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans le Siècle en
1870 et 1871, et en volume chez Lacroix en 1872.
Le projet de ce premier roman de la série des Rougon-Macquart, lié à celui du
cycle tout entier (dix volumes pour l'instant), date de 1868. Les souvenirs de
l'auteur (toponymie, notations de nature et de psychologie provinciale) s'y
mêlent à certaines réminiscences historiques et littéraires, en particulier
Madame Gervaisais des Goncourt qu'on pourrait citer aussi à propos de la
Conquête de Plassans. Dès la première version du plan, les grandes lignes du
récit sont établies pour intégrer l'histoire d'une double famille dans les
troubles insurrectionnels qui suivent le coup d'État en Provence (Plassans,
c'est Aix). Un deuxième pôle d'intérêt est déjà constitué aussi autour d'un
jeune personnage idéaliste et exalté dont les amours finiront mal. On peut
suivre enfin dans les notes préparatoires l'évolution des patronymes: les
Richaud-David deviennent les Goiraud-Bergasse qui connaissent d'autres
versions avant les Rougon-Macquart. D'ailleurs les hésitations portent aussi
sur d'autres noms ainsi que sur certains éléments qu'il faudra harmoniser avec
la suite du cycle, dès la troisième édition.
La guerre ayant interrompu la publication du feuilleton, le roman rencontra
peu d'écho malgré l'approbation chaleureuse de Flaubert. Mais le symbole est
remarquable d'une parution interrompue par la mort d'un régime dont Zola
montre la naissance criminelle: une logique complexe de vie et de mort lie
désormais le cycle naissant à son objet disparu.
L'aire Saint-Mittre fut un ancien cimetière de Plassans avant de devenir un
terrain vague chargé de présences et de souvenirs. C'est là que s'aiment
Silvère et Miette. Les deux jeunes gens vont rejoindre la colonne d'insurgés
partie défendre la République dans toute la région: on est au moment du coup
d'État (chap. 1). Plassans est la ville stratégique: cette cité peureuse est
divisée en trois catégories sociales qui font autant de quartiers. Il y a une
aristocratie décadente, déphasée et cléricale, une bourgeoisie arrivée, et
enfin un groupe plus hétérogène d'ouvriers et de petits bourgeois. C'est parmi
ces derniers qu'il faut placer la descendance d'Adélaïde. Elle a eu de son
mari légitime un premier fils, Pierre Rougon, puis, avec Macquart, son amant
tué par un gendarme, deux bâtards, Antoine et Ursule, qui est la mère de
Silvère. Pierre va réussir à détourner à son profit toute la fortune de sa
mère; il épouse aussi Félicité dont il reprend l'affaire familiale et dont il
aura surtout trois fils: Eugène, avocat et futur politicien, Aristide qui va
devenir journaliste, Pascal qui sera médecin et naturaliste. Les ambitieux
Rougon tiennent un salon (2). La situation va se prêter à leurs manoeuvres.
Face aux insurgés, certains vont réagir tout de suite et être faits
prisonniers. Rougon, lui, se réserve les moyens d'intervenir plus tard (3).
Le récit fait alors entrer en scène Antoine Macquart. Dépité d'avoir perdu son
héritage, ce paresseux a épousé la forte Fine qui l'entretient. Il a eu trois
enfants, Lisa, Gervaise et Jean qui sont eux aussi exploités par leur père. Au
moment de la révolte, Antoine, républicain par jalousie, va occuper la mairie
(4). Retour ensuite sur les amours de Silvère et de Miette dans un décor de
nature complice de leur idylle. Mais le chapitre nous ramène au présent avec
l'affrontement décisif des insurgés et de la troupe venue rétablir l'ordre.
Miette est tuée (5). Dans Plassans inquiet et entre deux pouvoirs, le champ
est libre pour les complots des Rougon. Dans un premier temps, ils s'emparent
presque sans coup férir de la mairie à peine protégée. Devant les doutes et
les moqueries, Félicité va tramer une nouvelle affaire. Informée presque seule
de la réussite du coup d'État à Paris, elle pousse Macquart à trahir ses amis
contre argent et à les conduire dans un piège. Celui-ci réussit avant
l'arrivée des forces de l'ordre (6). C'est le triomphe des Rougon; Pierre se
voit décoré de la Légion d'honneur et il va obtenir ce poste lucratif de
receveur qui était son ambition. Silvère, lui, sera tué par le gendarme qu'il
avait blessé (7).
Le premier intérêt du livre est certainement son rôle fondateur. Il ne s'agit
pas d'une simple entrée en matière, d'une exposition rhétorique de faits, de
lieux ou de personnages contingents: tout y a sa place et son sens dans une
structure symbolique qui peut prétendre au statut de mythe. Par exemple avec
un des endroits privilégiés de l'action: cet ancien cimetière où les fantômes
du passé semblent guetter et nourrir les amours ou les violences
d'aujourd'hui. De même, le personnage de Silvère ressuscite celui de l'ancien
amant Macquart, lui aussi victime de l'ordre social, tout comme l'a été le
père de Miette, bagnard honorable. Enfin il faudrait parler des agissements
d'Antoine et de Pierre qui traduisent une fêlure fondatrice et peuvent être
vus aussi comme le crime initial qui scelle le destin d'une famille.
Récurrences, symétries animées, héros emblématiques, explications de et par
l'origine, nous sommes bien dans un monde et un temps mythiques. On ne niera
pourtant pas que le cadre soit celui d'une Histoire bien réelle et d'un récit
composé.
L'Histoire est d'abord celle d'un siècle qui a laissé ses marques dans les
mentalités et les fractures sociales de Plassans. Archives de souvenirs,
pierres de mémoire: le présent apparemment le plus banal ne s'explique que si
le narrateur nous en donne l'origine, parfois lointaine; que s'il plonge dans
le passé des lieux et des êtres. A court terme, cependant, c'est l'histoire
récente de la IIe République et du coup d'État qui intéresse Zola: les
Rougon-Macquart vont y proposer toute la gamme des attitudes possibles, des
actes et des sentiments, lâches ou courageux, intéressés ou pas, une Histoire
incarnée donc, et non pas une chronologie froide. Mais le même raisonnement
vaut aussi pour le deuxième projet démonstratif, celui des grandes lois
héréditaires et sociales (annoncées dans une Préface) dont les Rougon-Macquart
sont l'application diversifiée et narrée, la combinatoire exemplaire. Car il
faut insister ici sur la méthode de Zola qui classe tout en racontant:
oppositions, analogies, déplacements, variations, chaque élément est installé
dans son biotope et en même temps intégré à l'évolution dynamique de son
groupe. D'où des procédés très pédagogiques d'explication: tableaux de la
géographie politique d'une ville, d'un quartier, d'un salon, climat moral
d'une journée, biographies résumées, filiations généalogiques avec les
dispositions qui en découlent.
Et c'est sur ce dernier point qu'on découvre une épopée autant qu'un récit
mythique ou une histoire naturelle et sociale. D'abord parce que chaque
personnage représente et symbolise une "grandeur" biologique et sociale:
Pierre est le petit bourgeois ambitieux, Félicité est l' intrigante, Antoine
le déclassé paresseux, Miette la fille persécutée, mais noble, d'un bagnard.
Ensuite parce qu'on commence à découvrir les vraies forces qui animent les
personnages et les animeront jusqu'au bout du cycle: ce ne sont que des
appétits, des désirs de pouvoir, d'argent, de places, avec des nébuleuses de
haines, de jalousies, de lâchetés. En face, bien sûr, il y a la générosité de
Pascal, son intelligence, l'honnêteté d'un fonctionnaire légaliste, la passion
noble de Silvère et de Miette, mais quelle est leur chance face à la férocité
ou à la ruse? Antoine jalouse Pierre qui voudrait enlever sa place au
receveur, et Silvère blesse le gendarme qui le tuera: une anthropologie
pessimiste donc, qui fait de l'homme un loup pour l'homme. Mais si Zola n'en
est pas encore à justifier cette lutte au nom d'un progrès socio-biologique, il
n'en fait pas moins suivre avec passion cette immense confrontation, mortelle
et fertile, de volontés et d'actions, de morts et de naissances, de foules en
marche et de forces qui lèvent.
7. Le roman expérimental, d'Émile Zola 1880 :
Le livre rassemble des textes parus essentiellement dans le Messager de
l'Europe (une revue de Saint-Pétersbourg où a été publié notamment l'article
qui donne son titre au recueil), ainsi que dans le Bien public et le Voltaire
(les sections "Du roman" et "De la critique").
Le Roman expérimental, qui paraît la même année que Nana, est évidemment lié
aux combats alors menés par Zola, dont le succès s'impose à tous désormais, en
dépit de certains adversaires irréconciliables. L'ouvrage a sa place dans la
stratégie de l'écrivain, qui, malgré lui, se voit considéré comme un chef
d'école. Il s'inscrit aussi dans le débat intellectuel général de l'époque,
répondant aux préoccupations dominantes que sont, d'une part, la défaite et la
façon de s'en relever pour préparer la prochaine guerre, et d'autre part, les
relations entre une science triomphante et une philosophie idéaliste, une
littérature encore encombrée de poncifs romantiques et une république
doctrinaire ou fanatique. Le livre sera attaqué avec violence, notamment par
J. Lemaître et F. Brunetière.
"Le Roman expérimental". Premier article du recueil, il propose une brève
analyse de l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale de Claude
Bernard, en suggérant d'y mettre en place du médecin, le romancier
naturaliste. En effet, celui-ci peut vraiment être un observateur et un
expérimentateur, cette dernière activité ouvrant la voie au talent ou au génie
(Balzac). De plus, certaines lois, comme celles de l'hérédité, permettent de
penser l'homme comme soumis au déterminisme. Au romancier d'interroger le
"comment" des choses plutôt que leur "pourquoi", et il sera utile aux autres.
Ainsi la littérature échappera au statut de simple pratique esthétique et
progressera en vertu d'une méthode. Le naturalisme n'est donc pas un moment
comme les autres de l'histoire de la littérature, mais l'étape décisive d'un
grand mouvement d'idées qui, contrairement à ce que pense Claude Bernard, ne
laisse pas de côté le domaine esthétique. Les écrivains et les artistes ont
ainsi un rôle à jouer dans le cadre de la recherche scientifique et de
l'enquête de terrain.
"Lettre à la jeunesse". La concomitance d'une reprise de Ruy Blas et de la
réception de Renan à l'Académie française offre l'occasion d'une mise en
accusation parallèle: d'un côté, le romantisme et sa rhétorique dépassée,
malgré ses innovations verbales; de l'autre, la timidité idéaliste de Renan,
que Zola oppose à la hardiesse de Claude Bernard dont Renan fit l'éloge dans
son discours de réception. En fait, si la France veut reprendre l' Alsace et
la Lorraine, il faut qu'elle s'inscrive franchement dans le mouvement
intellectuel qui conduit vers la vérité.
"Le Naturalisme au théâtre" montre que ce genre s'est rénové dès le XVIIIe
siècle et que le drame romantique est un accident de cette évolution. Si le
roman a changé avec Balzac, Stendhal, Flaubert et les Goncourt, le théâtre
semble en retrait malgré V. Sardou, Dumas fils ou É. Augier. On ne peut
expliquer ce phénomène par le poids des conventions dramatiques, alors qu'au
contraire la scène, avec ses effets, ses décors, offre un champ idéal à
l'enquête.
"L' Argent dans la littérature" oppose la condition servile de l'écrivain
d'autrefois au travail qui lui est aujourd'hui offert par les journaux, les
éditeurs, les théâtres. Ce nouveau marché est rude aux débutants, mais les
plus talentueux réussissent toujours à émerger.
"Du roman" constate d'abord la déchéance de l'imagination par rapport au sens
du réel. L'expression personnelle reste cependant possible et souhaitable,
comme dans le cas d'A. Daudet. Il faut cependant, ainsi que le fait la
critique, appliquer une méthode rigoureuse. Par exemple, la description n'est
pas un exercice de peintre, mais une obligation de sociologue qu'ont comprise
les Goncourt ou Flaubert. Trois débutants (Hennique, Huysmans, Alexis)
permettent d'espérer, tandis que la parution des Frères Zemganno, des
Goncourt, est accueillie avec enthousiasme.
"De la critique" répond aux attaques contre le naturalisme et le roman, évoque
le souvenir de la revue le Réalisme, souligne les incertitudes de
Sainte-Beuve, met en valeur l'exemple de Berlioz, se moque des adversaires de
Balzac, se prononce contre un prix de Rome littéraire, attaque les bassesses
de la politique, défend le naturalisme contre l'accusation d' obscénité.
Enfin, "la République et la Littérature" fait le portrait des différents types
de républicains, souvent hostiles au naturalisme. Contre la politique
politicienne et les intérêts cachés derrière les beaux discours, Zola demande
à l'État nouveau de laisser aux artistes leur liberté entière.
Le caractère composite de l'ouvrage est indéniable, mais les articles forment
entre eux une doctrine cohérente, dont on peut facilement dégager les traits
principaux. Le naturalisme a d'abord des adversaires, malgré son triomphe
inévitable: le romantisme, avec ses jeux verbaux sans valeur, son emphase; l'
idéalisme, en particulier religieux, avec ses illusions et ses lâchetés; les
romanciers à l'eau de rose; les journalistes et les critiques superficiels, ou
hostiles. Mais il a aussi ses ancêtres: tous les grands créateurs, appliqués à
l'étude de la nature, chacun à travers leur tempérament, le XVIIIe siècle, les
grands romanciers, ceux surtout du siècle où écrit Zola - Stendhal et Balzac,
souvent honnis à leur époque comme Zola l'est à la sienne, Flaubert ensuite et
les Goncourt avant le naturalisme et ses jeunes pousses. A plusieurs reprises,
Zola refuse d'être un guide ou même un patron, s'inscrivant au contraire dans
la lignée continue des expérimentateurs. Qu'est-ce pour lui, dans ces
conditions, que la littérature? Certes un style, une "expression personnelle",
mais d'abord l'oeuvre d'un "juge d'instruction de la nature", capable
d'atteindre une vérité socialement utile. D'où la référence envahissante à
Claude Bernard, figure tutélaire du naturalisme, et plus généralement à la
science et à ses processus heuristiques. Le fond doit l'emporter sur la forme,
et le roman devenir une sorte d'entreprise sociologique où les préoccupations
littéraires passent au second plan, et où la réussite tient à la mise en place
d'une méthode efficace. L'ambition peut sembler étrange ou naïve, elle n'en
traduit pas moins un projet cohérent et généreux: légitimer le roman par la
connaissance à laquelle il fraye la voie, aux antipodes de tout formalisme.
Cette thèse ne mérite pas le discrédit dont on l'entoure: elle a le mérite
d'exiger du romancier une étude sociale approfondie, de le libérer des clichés
et des facilités, d'ouvrir mille routes à sa curiosité; elle lui donne aussi
la possibilité de s'intéresser concrètement aux images d'une science qui en
est riche (par exemple dans le cas de l'hérédité) et qui dès ce temps, comme
le montre aujourd'hui Michel Serres, dialogue subtilement avec la fiction.
8. Le ventre de Paris, d'Émile Zola 1873 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans l'État du 12
janvier au 17 mars 1873, et en volume chez Charpentier la même année.
Ce roman, troisième de la série des Rougon-Macquart, a probablement été
préparé dès 1871, mais le vrai travail de plan et de rédaction date de 1872.
Partie du personnage de Lisa, la structure du livre se déploie grâce à
l'intervention des deux frères antithétiques, puis du personnel auxiliaire,
ces silhouettes que Zola a pu observer lors de visites attentives aux Halles.
L'écrivain a également, selon son habitude, consulté toute une documentation
livresque, interrogé des amis, repris la matière de certains articles
antérieurs. La Cloche ayant disparu, Zola a besoin d'un autre journal pour la
publication en feuilleton. Le Corsaire sera interdit en raison d'un article
virulent de Zola; c'est en définitive l'État qui reprend le texte, qui, s'il
est approuvé des jeunes écrivains audacieux, suscite, par certains de ses
excès, la réprobation de la critique éprise de "bon goût".
Le roman est organisé en 6 chapitres, dont 4 comportent une description
générale des Halles ou celle d'un pavillon. Nous sommes en 1858. Recueilli
dans la rue par Madame François, une maraîchère, Florent, qui fut arrêté lors
du coup d'État, arrive dans le quartier des nouvelles Halles à Paris. Il
rencontre le peintre Claude Lantier, qui lui décrit les beautés de l'endroit,
Marjolin et Cadine, les jeunes génies du lieu, des commerçants, dont le
rôtisseur Gavard, qu'il reconnaît. Il retrouve enfin son frère Quenu, devenu
un riche charcutier, dont la femme Lisa tient la somptueuse boutique (chap.
1). On revient en arrière: Florent, destiné à être avocat, a dû abandonner ses
études pour élever son frère après la mort de leur mère. Devenu un orateur
républicain, il a été déporté à Cayenne après le coup d'État, alors que son
frère se plaçait chez leur oncle, le charcutier Gradelle, où il rencontra
Lisa, la fille aînée d'Antoine Macquart. Le couple hérita de Gradelle, et
ouvrit son magasin rue Rambuteau, avant d'avoir une fille, Pauline. Retour à
l'action: les Quenu recueillent Florent, qui s'est évadé du bagne, et à qui
Gavard, républicain lui aussi, trouve une place d'inspecteur à la marée (2).
Florent tente de s'adapter à ce nouveau milieu. Il apprend à lire à Muche, le
fils de Louise Méhudin, dite la Normande, poissonnière ardente et superbe,
qui, jalouse de Lisa, tente d'attirer Florent, qu'elle croit l'amant de la
belle charcutière. Il fréquente aussi un groupe d'opposants politiques, qui se
réunissent chez Lebigre, un cabaretier qui fait office de mouchard (3).
Marjolin et Cadine animent de leur espièglerie amoureuse les pavillons des
Halles. Lisa doit même se défendre des avances de Marjolin en l'assommant. Le
peintre Claude, leur ami et celui de Florent, exalte les principes de l'art
nouveau, nourri de réel, et développe la grande métaphore allégorique des
"gras" et des "maigres", qui définit l'opposition fondamentale de la société
(4). Les fréquentations de Florent inquiètent de plus en plus Lisa, éprise de
prospérité, d'ordre et de tranquillité. Mlle Saget, une vieille fille
acariâtre et malveillante, propage la rumeur d'un complot dont Florent est la
cheville ouvrière, alors que la rivalité de la charcutière et de la
poissonnière s'envenime (5). Lisa finit par dénoncer son beau-frère, qui était
surveillé dès le début par la police. Tous les conjurés sont arrêtés, au grand
soulagement du peuple commerçant et gras des Halles, qui fait taire ses
querelles en se réconciliant sur le dos de ces marginaux maigres. Claude peut
alors s'exclamer: "Quels gredins que les honnêtes gens!" (6).
Le Ventre de Paris est le grand roman de la nourriture. Il est scandé d'abord
par autant de morceaux de bravoure descriptifs qu'il y a de pavillons et de
spécialités alimentaires à vendre aux Halles. Poissons, fruits, légumes,
fleurs et aussi fromages dont la "symphonie" odorante fit scandale à l'époque!
Il est vrai que le procédé peut paraître mécanique, mais le romancier a
disposé ces passages de façon à accompagner le récit. Par exemple, lorsque les
puanteurs fromagères forment le décor olfactif des ragots colportés par les
bavardes du quartier contre Florent. Au début du livre aussi, quand la
bourgeoisie grasse et satisfaite des charcutiers s'exprime dans la disposition
de leur étalage. Autre présence, plus discrète: celle des noms, lorsque
lesdits charcutiers s'appellent Quenu ou Gradelle, que d'autres personnages se
nomment Logre, Gavard, Marjolin, la Sarriette !
La première interprétation de toute cette nourriture est politique: le grand
affrontement de la vie sociale est celui qui oppose les "gras", qui peuvent et
aiment manger, aux "maigres" toujours affamés. Sociobiologie historique un peu
courte et trop déterministe, mais très évocatrice. La révolution devient alors
la rébellion impossible des ventres vides contre les ventres pleins, dont le
symbole est constitué par les Tuileries gorgées de nourriture et dont des
marchands spécialisés vendent les restes. Manger ou être mangé, l'alternative
est claire: "Les Halles géantes, les nourritures, débordantes et fortes,
avaient hâté la crise. Elles lui semblaient la bête satisfaite et digérant,
Paris entripaillé, cuvant sa graisse, appuyant sourdement l'Empire. Elles
mettaient autour de lui des gorges énormes, des reins monstrueux, des faces
rondes, comme de continuels arguments contre sa maigreur de martyr, son visage
jaune de mécontent." Le rapprochement ici doit être fait avec Germinal dont un
des thèmes essentiels est évidemment la nourriture (mal partagée) qui mène les
hommes à s'entre-dévorer: un compagnon de Florent fut d'ailleurs mangé par les
crabes...
Mais la nourriture est également l'enjeu central d'une fête, d'une joie, d'une
dépense heureuse, et elle sera liée positivement à la satisfaction des
appétits qui nous constituent. Apparaît alors une sorte d'élan vitaliste,
panthéiste: la nourriture est l'objet de la faim, du goût, mais elle est
également la métaphore à peine voilée de la sexualité, elle aussi heureuse et
rabelaisienne. La critique a depuis longtemps marqué le rapport entre
l'apologie des ripailles et une subversion carnavalesque qui semble nous
éloigner beaucoup du conformisme des "gras" économes. On voit alors la
richesse et l'ambiguïté du thème: l'aliment est tantôt richesse concrète qu'on
peut accumuler, matière thésaurisée et proche de l'excrément ou de l'or en
quoi elle se transforme; tantôt aussi, objet de dépense, d'échange et de
partage dans la grande table métaphorique des Halles.
Au-delà encore, la nourriture n'est véritablement comprise et sentie que par
les artistes et les peintres en particulier, sensibles, comme peut l'être
l'écrivain Zola, à la force vitale et féminine (voir le grand nombre des
marchandes) qui émane de ces montagnes d'anguilles et de beurre. Ce n'est pas
un hasard, en effet, si le coeur du livre est constitué par la profession de
foi esthétique de Claude: la nourriture est évidemment le réel même, l'objet
qui montre le mieux la vie, sa production et sa consommation. Toutes choses
que veut justement représenter l'esthétique naturaliste: l'aliment, naturel et
socialisé, se trouve au coeur d'une histoire naturelle et sociale. Chaque
spécialité alimentaire est alors comme une couleur de la palette, un goût
particulier dans l'éventail des saveurs que l'on peut assimiler, par
l'ingestion ou la sensibilité esthétique. Elle est enjeu social, valeur
symbolique et défi lancé à l'artiste.
9. Les Rougon-Macquart, d'Émile Zola De 1870 à 1872 :
Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire. Cycle
romanesque en vingt volumes d'Émile Zola (1840-1902), publié dans divers
journaux, et en volume à Paris chez Lacroix de 1870 à 1872 et chez Charpentier
de 1873 à 1893.
Les Rougon-Macquart sont l'oeuvre d'une vie, et leur chronologie se confond
avec celle de leur auteur. Au moment où il commence à penser à son grand
cycle, en cette fin de second Empire, Zola n'est pas un inconnu: il est déjà
l'auteur de plusieurs volumes de critique et de récits, contes et romans, dont
Thérèse Raquin (1867). Mais son projet est cette fois plus ample: il s'agirait
d'une vaste saga familiale où joueraient les forces épiques de l'Histoire et
de la nature. Grand lecteur de Balzac, son modèle littéraire malgré les
différences qu'il affirme avec orgueil, lecteur aussi, et très attentif, des
biologistes et des médecins (C. Letourneau, P. Lucas, Darwin, Claude Bernard
[voir Introduction à l'étude de la médecine expérimentale]), journaliste enfin
et témoin lucide de son temps, Zola, pense-t-il, a en mains les éléments d'une
oeuvre radicalement nouvelle. On y montrera les quatre mondes qu'il distingue
(peuple, commerçants, bourgeois et "monde à part"!), mais qui seront en même
temps liés par les noeuds de l'hérédité et de l'Histoire récente (le second
Empire moribond que l'écrivain est en train de vivre).
L'aventure littéraire plaît à l'éditeur Lacroix qui fait paraître la Fortune
des Rougon (feuilleton en 1870-1871, volume en 1871) avant la Curée (1871 et
1872) entourée d'une aura de scandale. Changement d'éditeur ensuite: Zola se
retrouve chez Charpentier qui publiera désormais la série (le Ventre de Paris,
1873; la Conquête de Plassans, 1874) et sera le compagnon indispensable d'une
vie de labeur. Car Zola, avec application et régularité, aligne les titres: la
Faute de l'abbé Mouret (1875), Son Excellence Eugène Rougon (1876), enfin
l'Assommoir (1876 et 1877) qui va montrer toute l'efficacité de la méthode:
ennuis avec la justice, mais aussi succès extraordinaire qui, après Une page
d'amour (1878), se retrouvera avec Nana (1879 et 1880) et Germinal (1885)
succédant à Pot-Bouille (1882), Au Bonheur des Dames (1883) et à la Joie de
vivre (1884). Toujours une méthode similaire: l'imagination, qui fournit le
schéma initial de l'intrigue, se nourrit de lectures, d'enquêtes,
d'interviews, et débouche sur un scénario - moins fluide, plus étayé que le
premier - enfin sur une rédaction continue. C'est ce travail toujours
angoissant qu'on peut suivre aussi dans l'Oeuvre (1886), où le peintre est
dépassé par sa folie créatrice. Mais Zola, lui, devenu chef d'école et
phénomène d'édition, ira jusqu'au bout: la Terre (1887) fait le portrait des
paysans et, après la douceur merveilleuse du Rêve (1888), la Bête humaine
(1890) renouvelle la violence lyrique de l'Assommoir; l'Argent (1891), enfin,
montre les outrances et la corruption qui expliquent la Débâcle (1892). Le
Docteur Pascal (1893) achèvera le cycle par une sorte de sommaire qui en même
temps énonce sa philosophie biologique et sa morale.
Le premier intérêt des Rougon-Macquart, c'est leur variété et leur diversité.
Si le grand public a surtout en mémoire les rouges et les noirs sinistres de
l'Assommoir, de la Bête humaine ou de Germinal, le lecteur plus curieux
connaît et apprécie d'autres gammes: l'or des champs de blé où travaillent les
paysans de la Terre, les chairs rosées des courtisanes de Nana, le vert bleuté
des algues festonnant les falaises de craie de la Joie de vivre, la boue grise
et brune de la Débâcle. Mais cette grande variété chromatique n'offre pas
seulement les charmes de la nouveauté à chaque livre, elle marque aussi la
richesse d'une palette homogène, pour filer la métaphore (zolienne) du
peintre, la richesse d'un art qui donne à ce monde une unité. Qu'on reprenne
les grandes descriptions météorologiques d'Une page d'amour et l'on
découvrira, dans un paysage urbain, complexe et variable au gré des saisons,
des éclairages, les éléments d'une harmonie. Qu'on relise encore les pages du
Ventre de Paris où Zola, de façon tout aussi grandiose, présente les
marchandises accumulées des pavillons spécialisés: à chaque fois, l'inventaire
produit en camaïeu une sorte de petit cosmos gourmand, destiné lui-même à
n'être qu'un point dans un univers alimentaire plus large; les multiples
senteurs et splendeurs des fromages, poissons, gibiers et légumes composent
une symphonie, suscitent une sorte de vertige sensoriel: toutes les couleurs
et saveurs du monde résumées, offertes à une ville qui les mange.
Naissant souvent de cette exploitation intensive d'un registre, l'unité peut
surgir aussi de quelques formes particulières, de certains thèmes repris et
travaillés pour leur signification symbolique: les flammes, par exemple,
détruisent et animent en même temps une matière qui devient alors mouvement ou
objet d'une alchimie singulière. C'est la locomotive exaltée de la Bête
humaine, ou l'incendie du Docteur Pascal qui incinère une vie de travail.
Ailleurs, ce seront plutôt les grands horizons, les paysages amples (ceux de
Germinal, infiniment plats et décevants, ou les champs de la Terre) qui
donnent à la scène rapprochée et précise un arrière-plan cosmique. Ailleurs,
ce seront ces grandes foules qui composent presque, elles aussi, des paysages:
masses humaines pétries par Zola en autant de flux déferlants capables de
faire l'Histoire et de la défaire; soldats de la Débâcle, acheteuses d'Au
Bonheur des Dames, émeutiers ou grévistes, tous ces groupes, ces classes et
ces peuples sont souvent les vrais protagonistes, malgré leur anonymat
collectif. En fait, il y a là autant d'images fortes et récurrentes qui
donnent au naturalisme zolien plus que son unité esthétique: sa qualité
visionnaire et épique. Quand le puits du Voreux se transforme en bête
dévorante, quand tant d'hommes deviennent des fauves et qu'un corps imprégné,
imbibé d'alcool, se consume spontanément, c'est bien l'imagination qui
l'emporte, et pas seulement le pittoresque. On comprend mieux alors le
personnage de Claude, dans l'Oeuvre. Zola écrivain est peintre, homme d'images
en tout cas, rêvées, ou photographiées peut-être, mais à condition de
comprendre que le photographe (que fut, passionnément, Zola) compose toujours
une scène, dirige ses acteurs, dispose les formes et les couleurs de façon
concertée et imaginative. Certains feront ici le rapprochement avec Courbet,
avec la force et l'audace de Manet; moins avec Cézanne, plus avec les
impressionnistes dont le projet pictural n'est pas si loin de ce réalisme
visionnaire.
Dans les deux cas, il s'agit d'abord de faire apparaître une réalité nouvelle,
jusqu'à présent ignorée ou occultée. En leur accordant une dignité littéraire,
le roman s'ouvre ainsi, avec Zola et quelques autres, les territoires nouveaux
de la physiologie, en particulier de la sexualité, du peuple, avec
éventuellement son vocabulaire argotique, de tout un monde inédit de
travailleurs, de marginaux... De même qu'en peinture, on voit désormais des
nudités concrètes et prosaïques, des gares et des banlieues, le temps est venu
où les livres peuvent parler de la sueur, des pots de chambre, des
accouchements ratés, de l'odeur des cuisines sales, de la vapeur des trains,
des vomissures d'ivrogne, du fer des machines et de la fonte des architectures
modernes. D'où, bien sûr, l'accusation de produire une littérature putride et
dégoûtante, de préméditer toute une stratégie de scandale. Cependant, si l'on
dépasse ce plan polémique, ce qui demeure pour le lecteur moderne, c'est
surtout le sentiment (parfois euphorique comme chez Rabelais ou Balzac,
parfois douloureux comme chez Baudelaire) d'un élargissement du monde, d'une
ouverture. Mais la rupture ne réside pas seulement dans le motif choisi; on
peut même dire que le choix de ce motif est le résultat d'une recherche
esthétique qui le dépasse. Pour Zola, comme sans doute pour Flaubert et les
Goncourt, il y a d'abord un défi à relever dans ces sujets banals ou sordides,
qui ne peuvent être rendus précieux que par une écriture puissante capable
d'esthétiser un terrain vague ou un coron, plus généralement toutes les
laideurs modernes. Mais la vraie spécificité de Zola est probablement
ailleurs, dans le dessin et l'animation d'un monde à la fois construit et
vivant.
Construit d'abord, c'est-à-dire doté d'un certain nombre de structures
intelligibles, de régularités fonctionnelles. L'hérédité, sujet central des
Rougon-Macquart, permet ainsi de retrouver, tout au long du cycle, certains
phénomènes constants, notamment ces tares et ces folies présentes dès
l'origine de la famille et qui se transmettront de génération en génération.
LeDocteur Pascal, dernier roman de la série, reconstitue a posteriori les
circuits génétiques, avec les collisions, les amalgames, les clivages et les
variantes qui font l'identité individuelle de chaque personnage (en même temps
que son appartenance familiale); fiches, figures, schèmes et récits, outils
usuels du savant, deviennent alors, ou plutôt étaient dès l'origine les
instruments et les pistes du romancier. On aurait donc tort de négliger tous
ces rêves de science en n'y voyant qu'une illusion d'époque, scientiste et
dépassée, une impasse de la littérature que certains de nos contemporains
prennent plaisir, un peu facilement, à dénoncer. En réalité, l'idée fausse est
un fait vrai, et elle constitue pour le moins un modèle de représentation
fécond, qui permet d'inventer, et aussi, mais seulement dans un deuxième
temps, de légitimer ce qu'on vient de découvrir.
A côté de l'effet massif et de la diversité subtile des Rougon-Macquart, dans
ce monument varié, on sera donc sensible aux lignes de structure, aux
découpages, aux filières, aux subdivisions qui organisent le monde, orientent
le regard, cadrent, en les faisant voir, les choses et les êtres. Par exemple,
les villes sont toujours des agencements de quartiers, ayant chacun leur
spécificité, leur place à part dans la variété des atmosphères sociales; les
quartiers eux-mêmes sont composés de maisons et d'immeubles divisés à leur
tour en appartements, dotés chacun d'un habitant spécifique qui jouit à sa
fenêtre d'une perspective singulière! C'est l'histoire de Pot-Bouille, ce sera
aussi le sens de certains passages de l'Assommoir où la ville est ainsi
repérée, balisée; même chose encore pour les quartiers de Plassans, les rayons
d'Au Bonheur des Dames, les secteurs spéculatifs de la Curée, les bataillons
de la Débâcle: à chaque fois, le romancier range, organise, règle, il lui faut
des listes, des énumérations, des places et des cases, tout l'arsenal
taxinomique d'une encyclopédie qui, pour dire, est obligée à la méthode, à la
rigueur. Tout dire, tout montrer, tout expliquer: en fait, dans ce monde plein
comme un oeuf, infiniment saturé, le romancier est notre guide. Un dernier
exemple, avec ces pages denses de la Faute de l'abbé Mouret où l'érudition
botanique se fait aussi foisonnante que la jungle du Paradou: on y découvre le
bonheur d'un écrivain maîtrisant, parce qu'il le parcourt et le nomme
techniquement, un univers riche comme celui de l'île mystérieuse de Jules
Verne. C'est par les mots et les classements qu'on peut ne pas se perdre,
comprendre et donner à voir.
Mais ce monde n'est pas seulement construit, et les descriptions zoliennes
n'ont pas pour but de figer la réalité, de produire une nature morte. Elles
sont au contraire le lieu privilégié d'une cosmogonie vivante, dynamique et
inventive. D'où l'importance des naissances, des enfances, des accouplements,
sordides ou dionysiaques, des agonies même; d'où ces chantiers et ces ruines,
ces projets qui fermentent, ces ambitions, ces spéculations de tous ordres.
Quel que soit le thème, on dirait que Zola veut toujours faire sentir une
transformation organique, initier son lecteur aux métamorphoses d'une vie qui
passe toujours par des genèses, des croissances et des dégénérescences. C'est
par exemple le ministre ourdissant ses complots (Son Excellence Eugène
Rougon), le paysan accroissant sa terre, Gervaise passant de la misère à
l'opulence avant de tomber de sa splendeur (l'Assommoir); c'est Saccard
passant, dans l'Argent, de la ruine à la fortune avant de se ruiner encore...
On dira que tout romancier développe ainsi une histoire qui avance et se
déploie; mais la particularité de Zola, c'est d'orchestrer, de poétiser avec
ampleur ces débordements d'énergie. Un ouvrage important de Michel Serres
(Zola, feux et signaux de brume, 1975) explique même que le cycle entier
serait finalement comme une illustration symbolique de ce que peuvent les flux
et les souffles quand ils circulent selon des modalités thermodynamiques. On
expliquerait ainsi, à un premier niveau, les halètements de la locomotive dans
la Bête humaine, ou encore les effets pervers de l'alcool lorqu'il alimente -
mal - et rouille la machine humaine; sur un plan plus large, on comprendrait
aussi la chaleur des villes, la violence des folies et des crimes, la frénésie
solaire des amours et des enrichissements: en fin de compte, la vie n'avance
que par ces pulsions flamboyantes, ces germinations, ces appétits, ces
corruptions.
Dès lors, la vraie morale, si l'on tient à ce mot, consisterait moins ici à
critiquer les passions qu'à en admirer les catastrophes paradoxales, toujours
productives, comme dans Germinal, d'une naissance à venir, d'un prolongement à
attendre. En fait, l'hérédité et la sociologie zoliennes sont toutes
d'imagination, et d'une imagination qui croise deux modèles: celui du
classement qui repère les individus et les lignées, qui impartit à chacun sa
place dans un ordre; mais aussi celui d'une dynamique qui fait bouger ces
classements, les intègre dans une évolution (biologique ou historique). Le
monde social de Zola, ses personnages, sont donc à la fois déterminés,
prévisibles à certaines conditions et dans certaines situations, mais ils sont
aussi libres, et cette liberté peut être identifiée à leur capacité de se
transformer et de transformer le monde autour d'eux.
Logiquement, on en vient alors à parler de l'Histoire: les Rougon-Macquart
sont, comme l'indique le sous-titre, l'"histoire naturelle et sociale d'une
famille sous le second Empire". Cette famille est d'abord le microcosme d'une
société globale qui connaît des lois générales d'évolution. Ainsi paysans,
ouvriers, bourgeois, ministres et prostituées forment-ils un organisme vivant
dont les Rougon-Macquart sont un sous-groupe homogène, un échantillon plus ou
moins représentatif. En particulier on y retrouvera l'affrontement éternel,
l'épopée si l'on préfère, des Gras et des Maigres (le Ventre de Paris), des
puissants et des pauvres, des tueurs et des victimes. Plus spécifiquement, on
y remarquera aussi la violence, l'incandescence particulière d'une époque où
les appétits de sexe et d'or s'exaltent sous la férule d'un aventurier
(Napoléon III) qui fut aussi un viveur et un vorace. Reparaît ici le paradoxe
biologique déjà signalé: si le second Empire voit le règne décadent de la
corruption et de l'immoralité, il accomplit en même temps une transition
inévitable, féconde à long terme, promesse de renaissances à venir; les
monstres biologiques ou sociaux, les luxures et les dépravations servent sans
doute une évolution qui passe par eux et dont la ligne doit être perçue; la
mort fait donc partie de la vie et le pessimisme, comme dans la Joie de vivre,
doit s'effacer devant l'adhésion à ce qui est, à ce qui a mérité d'être et
possède donc une beauté. Ces deux temps du raisonnement, ces deux temps du
processus (souffrance et apaisement) sont sensibles dans le cycle lui-même,
d'abord riche en dénonciations violentes, puis de plus en plus serein au fur
et à mesure qu'on s'achemine vers la fin, vers un "tout est bien" synthétique
qui peut passer pour une philosophie.
Mais cette philosophie ne doit pas nous tromper: les Rougon-Macquart ne sont
pas l'illustration d'un a priori biologique ou historique, et il ne faudrait
pas voir dans ces personnages de simples supports démonstratifs, malgré les
théories du Roman expérimental, et Zola n'a pas échangé les clichés du roman
noir ou du roman bourgeois pour ceux du positivisme. Il n'a jamais aimé les
romances fades, les mystères gratuits, les rebondissements trop prévus, tout
ce qui sonne faux en littérature comme dans la vie (par exemple les scénarios
fabriqués de l'affaire Dreyfus). Mais ce n'est pas pour retomber dans les
illusions d'une littérature sociologisante qui parlerait d'un homme moyen
fictif, ou encore d'une littérature militante qui refuserait les nuances de la
réalité et verrait dans l'Histoire une providence ou une bonne nouvelle à
annoncer. Ce qui nous retient au contraire chez Zola, c'est son attention au
détail précis que sa formation de journaliste lui avait appris à repérer:
notations singulières sur les odeurs, sensations nouvelles de nausée ou de
détresse, remarques médicales, géographiques ou techniques, tous éléments
d'une enquête menée avec précision, rigueur et lucidité.
10. L'Argent de Zola 1891 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans le Gil Blas
de novembre 1840 à mars 1891, et en volume chez Charpentier en 1891.
L'idée originale du livre, dix-huitième de la série des Rougon-Macquart, était
celle d'un récit sur la débâcle politique du second Empire. Puis le projet
d'un roman sur la Bourse s'impose et se nourrit de souvenirs plus ou moins
proches: d'abord celui du financier Mirès et des frères Pereire dont la chute
se produisit sous le règne de Napoléon III, respectivement en 1861 et
1866-1867. Plus près du moment de la parution, il y a aussi l'affaire de
l'Union générale, banque catholique créée par E. Bontoux et qui s'effondre en
1882. Le canevas tourne assez rapidement à l'épopée; et il lui faut un décor
que Zola met en place grâce à la lecture d'un ouvrage d'E. Feydeau sur les
milieux financiers, une visite à la Bourse et divers renseignements, obtenus
par exemple auprès d'E. Fasquelle.
Parmi les boursiers et les spéculateurs attablés, Aristide Saccard attend
l'âme damnée de son frère Eugène Rougon, qui ne veut pas vraiment l'assister
dans ses projets. On découvre aussi d'autres personnages: le Juif Gundermann,
puissance tutélaire de la Bourse, la baronne Sandorff, joueuse invétérée, la
Méchain qui prospère dans les faillites douteuses, l'affairiste Busch qui
récupère brutalement créances et impayés tout en protégeant son frère
Sigismond, socialiste utopique ennemi de l'argent (chap. 1).
Saccard a loué une partie de l'hôtel d'une princesse philanthrope. Il devient
l'ami de l'ingénieur Hamelin et de sa seour Caroline. Il va utiliser les
ambitions du premier tandis que la seconde se donne à lui. Il y a aussi les
Beauvilliers, voisines nobles et ruinées qui joueront leur va-tout sur les
projets de Saccard (2).
Saccard crée la Banque Universelle: il s'agit, contre l'argent juif, de
susciter une grande entreprise catholique qui saura vider les bas de laine des
bien-pensants. Saccard s'entoure de l'agent de change Mazaud, du spéculateur
Daigremont, d'autres encore, Bohain, Sédille et Kolb (3).
L'entreprise commence bien: Saccard tient bien ses affidés, répond aux
solliciteurs et agioteurs inquiets dont la baronne Sandorff, les Beauvilliers
et même un garçon de bureau; il croit sincèrement au succès et aux bienfaits
de son action, mais Busch veut exploiter contre lui une vieille dette liée à
un enfant naturel, Victor. Caroline fait écran entre eux. Pendant ce temps, la
réussite semble se confirmer, par le biais notamment d'augmentations de
capital et d'articles orientés grâce auxquels Saccard fait monter les cours de
son action (4-6).
Il a aussi des affaires de coeur avec la baronne Sandorff ou avec une
courtisane de haut vol. Il croise enfin les plus grands personnages dans les
salons, dont Bismarck (7-8).
Malgré certains succès, des bruits inquiétants se font entendre. Sous un
prétexte, Saccard se rend chez Busch qui poursuit un jeune écrivain ainsi que
les Beauvilliers. Ses ennuis financiers, après une première victoire à la
Pyrrhus, vont s'aggraver brutalement et aboutir à une catastrophe générale.
Les associés se dispersent, l'agent de change se tue, Victor viole la fille
des Beauvilliers. Mais Saccard veut monter une nouvelle affaire et il y a en
lui une force qui lui permet d'espérer (9-12).
Ductile, malléable, levier neutre et puissant de toutes les intentions
humaines, l'argent présente des aspects ambigus qui animent et différencient
les personnages du roman. Il y a ceux, d'abord, pour qui l'argent est mauvais
par principe, comme le frère de l'usurier pour qui "toutes nos crises, toute
notre anarchie viennent de là [...]. Il faut tuer, tuer l'argent". Mais il y a
surtout ceux qui le gèrent et s'en nourrissent, dans la grande jungle
financière de la Bourse: Gundermann, milliardaire, dyspeptique et Juif (même
si cette donnée "rapetisse" tout, selon Zola), joue froidement la logique
financière, tandis que Saccard, jouisseur ambitieux, "capitaine aventurier",
spécule, gagne et perd à l'excès. Sur le plan d'une morale économique simple,
ce jeu est dangereux parce qu'il est illusoire, par opposition à l'argent sain
du travail et de l'épargne. Saccard ruinera ceux qui lui ont fait confiance et
l'on pourrait en ce sens le considérer comme un escroc. Mais, d'un autre côté,
il est aussi un idéaliste qui sauve la mise d'un jeune écrivain et lance ses
clients dans des rêves de colonisation de l'Orient catholique! Tout ce progrès
par l'argent, Saccard finit par y croire en s'intoxiquant des illusions qu'il
diffuse. L'argent prend alors une dimension mythique, à la fois complexe et
structurante. A un premier niveau, il est le symptôme des réussites et des
échecs, sous forme de bénéfices et de dettes. Il est aussi l'instrument de
l'action, de l'entrepreneur qui en fait le nerf de sa guerre. Mais il est
encore, au-delà, le symbole de l'échange organique et social de la cité, des
commerces qui s'y lient, avec leurs malheurs et leurs miracles. Le récit, par
exemple, est rythmé par les soubresauts du cours de l'Universelle, qui sont
bien entendu le signe clair de la force de Saccard et de ce qui lui reste
d'énergie vitale. Pour ce "poète du million", il n'y a que "le jeu qui, du
soir au lendemain, donne d'un coup le bien-être, le luxe, la vie large, la vie
tout entière". Au fond, Saccard est l'agent d'un renouvellement fécond qui
passe par la vente et l'achat, le gain et la perte, la vie et la mort: "Sans
l'amour, pas d'enfants, sans la spéculation, pas d'affaires", écrit Zola dans
son Ébauche.
11. L'assommoir 1877, d'Émile Zola :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans le Bien
public d'avril à juin 1876, puis, après une interruption due à certaines
difficultés politiques et éditoriales, dans la République des lettres, une
revue d'orientation parnassienne, de juillet 1876 à janvier 1877. Une première
partie paraît en volume en 1876, mais la véritable originale date de 1877,
toutes deux à Paris chez Charpentier.
L'immense succès public du septième roman de la série des Rougon-Macquart,
tient en partie au scandale qui accueillit sa publication, avec notamment des
articles dans le Figaro, le Gaulois, le Journal des débats. On sait aussi qu'à
côté de l'enthousiasme de Huysmans et de Mallarmé, certains "excès" arrêtèrent
E. de Goncourt, pionnier pourtant dans la description de ce monde nouveau:
celui du peuple. Mais l'oeuvre de Zola reste radicalement nouvelle et
correspond à un investissement personnel considérable: visites, notes,
lectures (notamment le Sublime de D. Poulot). Par ailleurs, sa vie passée l'a
conduit à fréquenter, jeune homme, les milieux dont il parle, et il a connu
aussi les aspects politiques d'une situation qui le marque et l'indigne. Il
adapta le roman pour la scène, en collaboration avec Busnach et Gastineau
(1879).
Dans sa Préface, Zola revendique la rigueur de son plan, la moralité de ses
ambitions, la vérité de son tableau.
Gervaise est arrivée dans un Paris pauvre et hostile. Lantier, son amant,
n'est pas rentré à l'hôtel où ils logent avec leurs deux fils, Claude et
Étienne. Chapelier de métier, Lantier est paresseux et infidèle: les scènes de
ménage se multiplient. Au lavoir, Gervaise est provoquée par Virginie, la
soeur d'Adèle, la nouvelle amie de Lantier. Une bataille s'engage alors, dont
Gervaise sort victorieuse (chap. 1).
Quittée par Lantier, elle se retrouve seule, mais Coupeau, ouvrier zingueur et
couvreur, lui fait la cour, notamment à l'Assommoir, le cabaret du père
Colombe. Ils se mettent en ménage dans le triste immeuble de la Goutte-d'Or,
où habite la soeur de Coupeau, mariée à Lorilleux, un artisan avare qui
travaille l'or. Ils vont se marier (2).
La noce se rend d'abord à la mairie, puis à l'église. Après un petit repas, on
se dirige, pour passer le temps, vers le musée du Louvre où le "cortège" se
perd. On monte à la colonne Vendôme avant de revenir pour le grand repas du
soir: Mes-Bottes, un ami, engloutit des portions formidables. On commence à
médire de Gervaise qu'on appelle la "Banban" parce qu'elle boite. Au retour,
elle rencontre le sinistre croque-mort Bazouge. Grâce au travail et à
l'économie, le ménage prospère et a un enfant, Nana. Goujet, un forgeron,
ouvrier solide et sûr, vit avec sa mère à côté des Coupeau: il devient l'ami
de Gervaise. Un jour, en travaillant, Coupeau tombe d'un toit et se casse une
jambe. L'accident fera fondre les économies du ménage (3-5).
Grâce à l'argent que lui prête Goujet, Gervaise peut s'établir blanchisseuse
et prospère au point d'engager des ouvrières. Elle gagne honnêtement sa vie,
même si elle s'avachit progressivement. Elle voit souvent Goujet qu'elle ne
peut rembourser. Elle retrouve aussi Virginie qui lui parle de Lantier, tandis
que Coupeau, désormais infirme et sans travail, traîne de plus en plus au
cabaret avec ses amis Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade et Bec-Salé (6-7). Gervaise
a préparé un grand repas dont le sommet sera une oie rôtie. On boit beaucoup
et l'on chante au dessert. Lantier, qui est revenu, devient l'ami du couple.
Il va vivre dans la boutique tout en refaisant la cour à Gervaise que, de son
côté, Goujet aime d'un amour chaste (8-9).
Coupeau s'installe dans la paresse, Gervaise aussi se laisse aller; elle
grossit, ne travaille plus aussi bien, perd son argent et sa réputation, se
trouve finalement obligée de déménager (10); tandis que Virginie et Poisson
son mari reprennent la boutique, Nana grandit. Tout se dégrade: Lalie, enfant
martyr des Bijard, se fait battre violemment. Coupeau, malade d'ivrognerie,
est obligé d'entrer à Sainte-Anne. Gervaise elle-même sombre dans l'alcoolisme
(11). Nana aussi tourne mal: devenue fleuriste, elle se laisse courtiser et
entretenir par un "vieux", fugue à plusieurs reprises, court les bastringues,
devient une femme entretenue, tandis que Coupeau multiplie les séjours à
l'asile. Il y a de moins en moins d'argent. C'est l'hiver, tout part au
Mont-de-Piété, la faim arrive, tandis que Lalie, l'enfant martyr, disparaît.
Gervaise, totalement démunie, en vient à se prostituer, se proposant même à
Goujet, qu'elle n'a pas reconnu (12). Coupeau va mourir, au milieu des
hallucinations du delirium tremens. Gervaise poursuit sa déchéance sociale
avant de mourir, elle aussi. Elle sera enterrée par le croque-mort Bazouge
déjà plusieurs fois rencontré (13).
L'Assommoir est le cabaret séducteur où Coupeau, puis Gervaise iront boire le
poison (le "vitriol") distillé par l'alambic. C'est à lui qu'on doit la
dégradation physique, la folie, la déchéance sociale dans son ensemble,
d'autant plus dramatiques qu'elles se cachent derrière l'apparence de la joie,
de la convivialité. Mais il s'agit d'une euphorie diabolique, d'une énergie
négative et illusoire qui n'a rien d'un travail: cette gaieté se transforme
facilement en paresse, en violence et en forces de mort. Le phénomène de
l'alcoolisme n'est donc pas simplement le résultat de certains facteurs
psychosociaux: il est montré comme une sorte de maléfice symbolique et
contagieux. Il trahit d'abord la fêlure familiale qui court à travers
l'édifice des Rougon et des Macquart: quand Gervaise imite les convulsions de
son mari à Sainte-Anne, elle retrouve sans doute la "tante Dide", de Plassans.
Mais, l'alcoolisme est plus qu'un révélateur, comme le sont ailleurs une
tension politique, une situation financière ou amoureuse. Au-delà de l'enjeu
familial, il faut y voir l'aspect social et collectif d'un peuple tout entier
menacé (dont l'emblème est Gervaise): on conçoit que certains socialistes
aient été choqués par une vision finalement aussi pessimiste du prolétariat
urbain, aliéné et passif.
Le reproche cependant n'est guère fondé. D'abord parce qu'à côté des fous, des
alcooliques, des pères bourreaux, des parasites, des coureuses, il y a le
peuple digne: ce ne sont certes pas les Lorilleux, avares et jaloux, mais par
exemple Goujet, le forgeron athlète et économe qui vit avec sa mère et aime
Gervaise en secret, ou Lalie, la petite victime qui meurt à quatorze ans.
Ensuite, parce que Zola propose un véritable tableau, non seulement concret
mais cruel, de la condition ouvrière. Car le livre possède aussi cette audace,
cette nouveauté de ne pas fuir le défi du tabou: on nous montre le travail du
zingueur sur les toits, celui des artisans chaînistes en chambre, du forgeron
virtuose qui fabrique ses clous et ses boulons, des blanchisseuses, des
fleuristes. On nous montre aussi leur vie dans un décor triste et angoissant,
le quotidien sale d'un quartier populaire: un passage, en particulier, décrit
la maison de la Goutte-d'Or, sa promiscuité, ses odeurs rances, ses bruits
perpétuels. Ces conditions de travail expliquent ou accompagnent l'alcoolisme,
la misère morale et ses angoisses (l'accident du mari qui entraîne le manque
d'argent, les enfants à nourrir, le terme à payer...). Le peuple n'est pas
coupable.
A la condition ouvrière correspond aussi une authentique culture populaire:
elle se définit d'abord en opposition à une culture officielle symbolisée par
le Louvre (où la noce se perd). Mais positivement cette fois, c'est aussi un
langage auquel Zola a voulu coller au plus près: en utilisant, comme on le
sait, le style indirect libre dans lequel la narration est comme contaminée
par la syntaxe et le vocabulaire du milieu linguistique qui en est l'objet.
Cette culture populaire se traduit enfin par une certaine façon de vivre avec
les autres, de conquérir ou de perdre son identité sociale. L'histoire du
livre peut alors être comprise comme l'acquisition et la perte par Gervaise de
cette identité: d'abord provinciale sans statut, puis blanchisseuse honorable
et reconnue, enfin vieille souillon misérable. Et le signe de ce statut, c'est
la possibilité d'une dépense ostentatoire qui passe par les meubles, les
vêtements, la nourriture: l'oie rôtie montre par exemple un succès déjà menacé
par le gaspillage et une perte dont l'ivresse est une autre forme.
Si l'Assommoir est un des sommets des Rougon-Macquart, il le doit à de
violentes couleurs rouges et noires, au sang et à la mort, à la vie intense
qui s'y déroule, mais menacée justement, et jusqu'à la mort, par cette
intensité. Il le doit aussi à l'unité du livre, qui est due à sa courbe (le
destin de Gervaise), mais aussi à l'utilisation nouvelle du style indirect
libre qui accroît la participation du lecteur. Pour ces deux raisons, l'on
peut rapprocher l'Assommoir d'une tragédie. Dans la mesure où on y trouve
violence et passion, mais aussi parce que le sentiment d'une fin inéluctable,
d'un destin biologico-social exemplaire suscite la terreur et la pitié.
12. L' oeuvre, d'Émile Zola 1886 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans le Gil Blas
de décembre 1885 à mars 1886, et en volume chez Charpentier en 1886.
L'ouvrage, quatorzième roman de la série des Rougon-Macquart, est au confluent
de deux directions privilégiées de la biographie zolienne: d'abord le souvenir
des années aixoises et de bohème parisienne - Solari, Baille, Valabrègue,
Alexis sont, entre plusieurs autres, la clé pour comprendre le réseau des amis
de Claude, le héros du roman, qui doit lui-même beaucoup à Cézanne. Ensuite
l'amour de la peinture: c'est Zola qui fit venir Cézanne à Paris. Dès le début
de sa carrière d'écrivain, il suit et soutient les jeunes peintres dans leurs
batailles, en particulier lors d'une série d'articles en 1866 (Mon salon): il
apprécie Corot, Millet, Courbet, il connaît Manet, qui fait son portrait, et
aussi tous les paysagistes et impressionnistes de la génération nouvelle, dont
Guillemet et Pissarro. Plus généralement, le monde des arts lui est essentiel
à un double titre: objet d'étude sociologique, inscrit depuis longtemps dans
le programme des Rougon-Macquart, mais prudemment réservé jusque-là, il est
aussi l'occasion pour Zola de faire état de ses choix esthétiques. L'ouvrage
suscita certaines réticences dans les milieux artistiques décrits, et une
quasi-rupture, pense-t-on, entre Zola et Cézanne. Il brouilla aussi un peu
plus l'auteur de l'Oeuvre et Edmond de Goncourt, qui avait cru y retrouver la
trame de Manette Salomon.
Claude Lantier, fils aîné de la Gervaise de l'Assommoir, accueille un soir
Christine, venue de province pour être lectrice et qui s'est perdue dans
Paris. Il fait son portrait, qui viendra inspirer un tableau déjà commencé
(chap. 1). Sandoz, son ami écrivain, pose devant Claude. Ils sont tous deux
originaires de Plassans, comme Dubuche qui veut devenir architecte. Ils se
souviennent de leur enfance, de leurs admirations et de leurs espoirs, des
temps difficiles (2). Claude, abattu et inquiet, fait le tour de ses amis:
Dubuche, le sculpteur Mahoudeau, le peintre Chaîne et tout un groupe qui sera
plus tard celui du "Plein air", du nom d'une toile de Claude. On dîne chez
Sandoz: l'unité du groupe semble déjà fragile. Bongrand, peintre arrivé mais
dévoré par le doute, est un peu la figure tutélaire à laquelle on se réfère
(3). Christine revient toutes les semaines et devient l'amie, puis le modèle
attitré de Claude. A côté du Salon officiel, celui des Refusés mélange la
laideur et l'audace. On rit de la toile de Claude, ce qui désole Christine et
Claude, qui deviennent amants (4-5). Ils partent tous deux à la campagne et
finissent par s'y enfermer, malgré la visite de Sandoz qui entreprend un cycle
romanesque ambitieux. Un enfant naît, le petit Jacques. Dubuche épouse la
fille d'un riche entrepreneur (6). Lassé de la campagne, le couple Lantier
revient à Paris et retrouve les amis de naguère, les intrigues sentimentales
et professionnelles: les fausses audaces de Fagerolles qui récupère et affadit
les principes du "Plein air", les spéculations du marchand Naudet, les
divergences esthétiques (7). Claude est refusé au Salon plusieurs fois, et ces
échecs l'aigrissent malgré le dévouement de Christine, qu'il épouse. Il
choisit aussi le sujet d'un grand tableau, un paysage parisien avec l'île de
la Cité. Mais il a beau s'acharner, l'oeuvre ne vient pas (8). Le petit
capital de Claude se dissipe, investi dans une peinture qui est la vraie
rivale de Christine. Claude s'abîme dans des théories changeantes, il connaît
le découragement. Jacques, son fils, meurt. Dominant son chagrin, Claude
s'acharne sur la toile et peint son enfant mort (9). Cette toile est
finalement reçue au Salon grâce à Fagerolles. Mais elle passe inaperçue.
Claude revoit périodiquement ses compagnons, mais un dîner chez Sandoz montre
des dissensions et révèle même des haines (10-11). Il ne terminera pas son
tableau parisien, malgré quelques velléités. Il désespère Christine à qui il
préfère sa peinture, et finit par se pendre en face de son oeuvre inachevée
(12).
Le livre vit d'une opposition fondamentale entre les effets de groupe et la
solitude de Claude. Effets de groupe avec les dîners de Sandoz qui scandent le
récit et marquent les étapes de la dispersion inéluctable, avec ces multiples
réunions où l'on boit, discute, dispute et médit de concert: promenades,
brasseries, visites et rencontres d'ateliers. Il y a aussi les Salons où les
artistes s'adressent au public, avec ses toquades et ses conformismes. Et
autour, tout un marché: coteries, marchands, amis, confrères et concurrents.
L'Oeuvre peut alors être lue comme le récit de la montée en puissance d'une
"école". Elle a ses débuts polémiques, son apogée et ses dérives, ses
prophètes comme Claude, ses épigones comme Fagerolles, ses stratégies
collectives comme en connurent le réalisme ou l'impressionnisme, ses destins
individuels. Car le livre est aussi l'histoire d'une solitude irrémédiable: le
souvenir du romantisme est là, compliqué de la fêlure familiale et de
l'exemple de Cézanne. Cette solitude est peut-être le signe d'une malédiction,
la cause ou le résultat d'une impuissance qui ressemble à celle de Frenhofer
dans le Chef-d'oeuvre inconnu de Balzac (voir la Recherche de l'absolu); elle
est aussi un aboutissement logique dans l'itinéraire du génie laborieux.
Car l'art est essentiellement vie et travail. Sandoz le romancier raconte à
plusieurs reprises l'accouchement difficile de cette "oEuvre" qui est le titre
et aussi le thème directeur du roman. "Allons travailler", déclare le même
personnage à la dernière ligne de l'oeuvre. Mais quel est ce travail? Celui de
l'artiste n'est jamais acquis; il est risque et progrès: Bongrand ne cesse de
se remettre en cause, Mahoudeau ne parvient plus à donner à ses sculptures
l'ampleur dont il rêve. Exemple inverse: Chaîne, le médiocre, est le seul à
croire à son talent sans être habité du moindre doute. Claude, lui, est pris
entre ses élans et ses abattements selon que la toile répond au défi du réel
ou s'en éloigne, et finit par mourir de sa stérilité après avoir tout sacrifié
à son art: son argent, son couple et même son enfant. Pour lui, les chairs
peintes ou à peindre sont plus intensément vivantes et lumineuses que le corps
de sa femme, oublié dans le modèle qu'elle est devenue. De même, si la
campagne est finalement décevante, c'est qu'elle est soumise à l'empire d'une
force inhumaine, tandis que le peintre peut espérer participer activement au
spectacle urbain, toujours renouvelé et pleinement humain. Il s'agit bien de
"tout voir et [de] tout peindre", et cette façon de devenir Dieu, cette
volonté d'appropriation du monde est un appétit positif que révèlent les
titres envisagés par Zola pour son roman: les Faiseurs d'hommes, les Créateurs
de monde, Créer, Enfanter. Mais l'art est en même temps dévorateur de
l'énergie de l'artiste, une déviation dangereuse qui rompt l'équilibre des
forces naturelles et brise les formes coutumières de notre perception. Sandoz,
péniblement, gère cette économie des flux et des risques; Claude n'y
parviendra pas, et le Titan sera foudroyé.
13. Lourdes, d'Émile Zola 1894 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans le Gil Blas
du 15 avril au 15 août 1894, et en volume chez Charpentier et Fasquelle la
même année.
C'est une visite de l'auteur à Lourdes qui est le point de départ de ce
premier roman du cycle des Trois Villes. En 1891, puis lors d'un second séjour
en août 1892, Zola découvre la ville et l'étudie, notamment en compagnie d'H.
Lasserre, rédacteur d'un Notre-Dame de Lourdes. Le projet se dédoublera
rapidement avant de devenir l'étape initiale de la trilogie des Villes:
Lourdes montrera "le besoin d'illusions et de croyances qu'a l'humanité"; Rome
sera un bilan du siècle, "la science mise en doute, et [la] réaction
spirituelle"; Paris, enfin, tournera autour du "socialisme triomphant", "hymne
à l'aurore", "religion humaine à trouver". A sa sortie, l'ouvrage suscita une
vive polémique, notamment avec les catholiques et certaines autorités ou
personnalités locales: il sera même mis à l'Index. La critique, elle, sera
dans l'ensemble sensible à la bonne foi de Zola.
Première journée. Le train de Lourdes part de Paris en gare d'Orléans. On y
trouve Marie de Guersaint, infirme et malingre, ainsi que d'autres malades
avec leurs accompagnateurs, tous demandant une grâce, physique ou morale: la
guérison d'une petite fille (Mme Vincent), le retour d'un mari volage, la fin
d'une phtisie (la Grivotte), d'un abcès au foie, d'un cancer (Mme Vêtu), d'un
lupus de la face (Élise Rouquet). On chante et on prie. L'abbé Pierre Froment
est dans le convoi: il pense à l'histoire de sa vocation, traversée par de
terribles doutes. Il a été l'ami de Marie et l'accompagne aujourd'hui avec un
sentiment plus fort. On s'arrête un temps à Poitiers, on découvre d'autres
malades ainsi qu'une miraculée qui raconte son histoire. Pierre lit, puis
raconte l'histoire de Bernadette Soubirous aux voyageurs. Il est déchiré entre
un scepticisme qu'attise le médecin Chassaigne, et la tentation de l'adhésion
pleine.
Deuxième journée. C'est l'arrivée des pèlerins en gare de Lourdes, au milieu
des brancardiers, des prêtres. Puis c'est le départ pour l'hôpital où ils
trouvent un logement de fortune. Pierre est frappé par l'idolâtrie ambiante,
si forte qu'elle a même touché un médecin autrefois incrédule. On baigne les
malades, et même un mort pour le ressusciter, tandis qu'un bureau des
constatations examine les miraculés, ou prétendus tels, selon une déontologie
discutable. Espoirs et déceptions des malades. Pierre reprend l'histoire de
Bernadette, les persécutions dont elle a été victime, puis son triomphe.
Troisième journée. On découvre davantage la ville et son activité: les
magasins, les hôtels, les industries diverses (embouteillage de l'eau,
cierges) auxquelles s'adonne l'Église et qui suscitent, par exemple,
l'hostilité d'un coiffeur libre penseur. Pierre apprend les sourdes manœuvres
qui eurent lieu autour du personnage de Bernadette.
Quatrième journée. Parmi les malades, c'est l'exaltation. Une grande
procession a lieu et Marie, brusquement, retrouve l'usage de ses jambes,
guérie probablement par un processus psychologique prévisible et qui ne
désarme pas les méfiances de Pierre. Celui-ci va découvrir la petite chambre
négligée de Bernadette et l'église du bon curé Peyramale, laissée à l'abandon
par l'institution ecclésiastique.
Cinquième journée. C'est le départ pour Paris après quelques bonheurs (la
guérison de Marie, celle, partielle, d'Élise), mais aussi beaucoup de
déceptions, une rechute et des morts. Marie a promis sa virginité à la Vierge
en échange de sa guérison, ce qui apaise les regrets de Pierre qui, de son
côté, ne réussit pas à dissimuler à son amie ses doutes persistants. Il médite
sur les souffrances finales de Bernadette et la mort de celle-ci. Partagé
entre la pitié et le scepticisme, il pense à une religion nouvelle qui
prendrait le relais d'un catholicisme moribond.
Les attaques des catholiques contre le livre ne doivent pas cacher le
caractère nuancé de la position de Zola. Il y a, sans doute, selon l'écrivain,
toute une psychose, une autosuggestion qui est à l'oeuvre à Lourdes, favorisée
par l'angoisse, la bêtise et l'ignorance. On y trouvera aussi des conditions
d'accueil bien peu hygiéniques, une industrie qui exploite les pèlerins, des
pères et des sœurs exaltés ou avides de pouvoir. D'un autre côté cependant,
la misère humaine qui s'y rencontre est aussi digne de pitié; tous ces espoirs
déçus ou exaucés méritent au moins le respect et l'histoire de Bernadette, en
contrepoint au récit principal, est racontée avec une sympathie, une poésie
qui peut rappeler le Rêve. L'abbé Froment, au nom symbolique, apparaît comme
témoin partagé entre le scepticisme agnostique ou scientiste (dû à un père
chimiste ou à un ami médecin) et la foi (transmise par une mère très pieuse),
capable donc d'un double regard, compliqué encore par l'amour refoulé qu'il
éprouve pour Marie et sa position de porte-parole de Zola. La solution
pourrait être celle d'une religion nouvelle, encore brumeuse, mais qui ne
serait pas si loin de l'humanisme socialisant de Guillaume, le frère de
Pierre. Toujours est-il qu'à côté de la thèse se développent deux thèmes
romanesques en rapport avec l'imaginaire du cycle des Rougon-Macquart: d'une
part, la question du mal et de la souffrance, à travers, par exemple, la
description d'un wagon de pèlerins emportant sa cargaison de malades vers les
piscines dégoûtantes de Lourdes et, d'autre part, la présence des foules, ici
transcendées par l'espoir et l'approche du surnaturel comme elles le furent
ailleurs par l'insurrection (voir Germinal).
14. Nana, d'Émile Zola 1879 :
Roman d'Emile Zola (1840-1902), publié en 1879. Ce roman est le neuvième de la
série des "Rougeon-Macquart". Anna Coupeau, fille de la blanchisseuse Gervaise
et d'un père alcoolique (personnages principaux de l' "Assommoir"), est une
créature superbe, faite pour le luxe et le plaisir. Nous faisons sa
connaissance alors qu'elle vient de débuter aux Variétés dans une mauvaise
opérette: "La Vénus blonde". Sa voix est fausse, ses talents de comédienne
nuls, mais sa beauté si provocante qu'elle devient vite un objet de
convoitise. Entretenue d'abord par Steiner, un banquier véreux, elle le
quittera bientôt pour se mettre en ménage avec le comédien Fontan, brute
épaisse qui la rosse et finira par l'abandonner. Alors, puisque personne ne
l'aime et qu'elle n'aime personne, elle pratiquera totalement son métier de
courtisane, ruinant tour à tour ceux qui la désirent: l'élégant Vandeuvre,
puis La Faloise, viveur stupide et pédant, puis le capitaine Hugon, qui volera
pour elle, jusqu'à son frère George, jeune garçon timide et maladroit qui se
suicidera de désespoir. Mais sa liaison, avec le comte Muffat, chambellan de
l'Empereur, personnage timide et bigot, sera peut-être la plus honteuse et la
plus pitoyable. Elle le mène comme son serviteur, se plaisant à l'humilier en
public, puis en se donnant à lui dans l'espoir d'en tirer des bénéfices
considérables. Nana, vite écoeurée par cette société de jouisseurs, se retire
dans un hôtel construit à grands frais par le comte. Elle s'y enferme avec lui
dans une sorte de fidélité provisoire. Le luxe provocant dans lequel elle vit
finit par lui donner complètement le goût de la destruction. Elle oppose et
humilie les hommes qui l'entourent, en leur révélant les infidélités de leurs
femmes, -en particulier celle du comte qui le trompe avec le journaliste
Fauchers. Comme une idole jamais satisfaite, elle assiste à cette débâcle qui
est en même temps la sienne, mais elle aura eu au moins le suprême bonheur de
pouvoir venger, à sa manière, le peuple sur l' aristocratie. Elle finira dans
une sordide chambre d'hôtel, emportée par une horrible maladie. Et tandis que
son cadavre se putréfie, des clameurs retentissent dans les rues: c'est la
déclaration de guerre à la Prusse. Ainsi disparaît Nana et la fausse splendeur
d'une société corrompue par le vice. Ce roman est moins la peinture cruelle et
audacieuse d'une courtisane que celle d'une société qui retrouvait ses propres
faiblesses en elle. Zola a donné au personnage de Nana un relief et une vérité
saisissante, ne craignant pour cela ni la vulgarité, ni l'obscénité. En dépit
de certains excès de langage, ce livre demeurera une des oeuvres maîtresses du
romancier.
15. Paris, d'Émile Zola 1898 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans le Journal
de septembre 1897 à mars 1898, et en volume chez Fasquelle en 1898.
Dernier roman de la trilogie des Trois Villes (voir Lourdes et Rome), le livre
avait pour objet d'illustrer «le socialisme triomphant, [...], la réalisation
du bonheur, et cela dans le cadre du Paris actuel». Pourtant, Zola notait:
«Mais ne pas trop s'asservir à la réalité. Du rêve.» Les nombreuses clés
(l'affaire de Panamá, des ressemblances nombreuses évoquées ci-dessous) et
surtout l'engagement de l'écrivain dans l'affaire Dreyfus, contemporaine du
feuilleton, expliquent les enjeux très politiques de la réception du livre.
Livre I. De retour de Rome, l'abbé Pierre Froment doute de sa vocation.
Voulant rendre service à un vieil indigent et le placer dans une oeuvre de
charité, il croise l'anarchiste Salvat, puis se rend chez le riche baron
Duvillard: épris d'une maîtresse ambitieuse, le baron est l'époux d'une juive
fortunée qui, de son côté entretient des relations avec un amant que jalouse
sa fille Camille! Le fils, Hyacinthe, est extrémiste, anarchiste, symboliste
et homosexuel. D'autres personnages, le juge Amadieu, le général de Bozonnet,
la princesse Rosemonde de Harth constituent un entourage disparate et douteux.
Enfin Pierre Froment se rend au Palais-Bourbon où il cherche l'administrateur
de l'oeuvre charitable. Il y rencontre le socialiste Mège, mais aussi des
ministres et des hommes politiques calculateurs, peu reluisants. On apprend
que Salvat a fait sauter une partie de l'hôtel Duvillard avec un explosif
puissant volé à Guillaume, le frère de Pierre, qui a été blessé au moment où
il allait s'interposer.
Livre II. Pierre cache son frère qui craint d'être compromis et qui est soigné
par l'illustre chimiste Bertheroy. Il accueille aussi dans sa maison le vieux
contestataire Barthès, ainsi que d'autres «progressistes» avec lesquels il
converse. L'enquête policière progresse cependant et risque d'atteindre
Guillaume à qui Salvat vient annoncer qu'il ne le trahira pas.
Livre III. Les turpitudes bourgeoises se poursuivent chez les Duvillard:
jalousie entre fille et mère; adultère du père avec l'actrice Silviane, qu'il
tente de faire entrer à la Comédie-Française; sombres spéculations
politico-financières; divertissements canailles au Cabinet des horreurs, où
chante le vulgaire Legras. Au bois de Boulogne, où se retrouvent par hasard la
baronne et son amant, les deux frères Froment et la princesse de Harth, la
police met la main sur Salvat: arrestation qui va servir les combinaisons d'un
ministre menacé.
Livre IV. Guillaume revient chez lui où Pierre passe le voir et devient
progressivement amoureux de Marie, une jeune fille que Guillaume voulait
épouser. Salvat est jugé et condamné à mort. Après bien des affres, Guillaume
accepte finalement le mariage de son frère avec Marie.
Livre V. L'exécution de Salvat se déroule au milieu des snobs, des curieux et
des journalistes. Camille se marie enfin avec l'amant de sa mère, tandis que
Silviane triomphe dans Polyeucte. Guillaume, de son côté, désespéré, veut
faire sauter le Sacré-Coeur. Il en sera empêché par son frère, qui a eu un
enfant avec Marie. Dans ce désordre général, le bonheur semble ne récompenser
que ceux qui ouvrent et qui créent, tels les enfants de Guillaume nés d'un
premier lit, le chimiste, le technicien et l'artiste.
Le récit procède souvent par oppositions binaires: le prolétariat misérable de
la rue des Saules s'oppose visiblement à la haute bourgeoisie repue et
débauchée de la rue Godot-de-Mauroy; les combinaisons politiciennes et
financières contrastent avec l'oeuvre saine des savants et des artistes, de
même que le catholicisme moribond, malgré ses fastes, avec l'humanisme
socialisant qui en prend le relais et qui est destiné, selon Zola, à triompher
dans l'avenir. Tel est en effet dans les Trois Villes le sens de l'itinéraire
de Pierre: converti progressivement aux vraies valeurs que sont la science
(représentée par son père, son frère et Bertheroy-Berthelot), la générosité
politique et sociale (Barthès-Blanqui, Mège-Guesde), et, sur un plan plus
personnel, la vie, non plus reniée comme l'exige le célibat des prêtres, mais
acceptée dans l'union naturelle avec Marie. On peut évidemment critiquer
certaines faiblesses du livre, parfois répétitif et caricatural, l'impression
de déjà-vu que suscitent telle courtisane actrice rappelant Nana, tel ministre
bien proche de son excellence Eugène Rougon, telle envolée prophétique à la
manière de Germinal, tel panorama parisien qui fait penser à Une page d'amour.
On pourra aussi trouver bien sommaire le portrait des anarchistes (malgré
l'approbation de J. Grave) et celui des socialistes radicaux, considérer
qu'une page sur le rôle de la bicyclette dans l'éducation des filles ou la
place des normaliens dans la critique n'était pas nécessaire! Mais, de
nombreux passages restent captivants et originaux: par exemple la description
des moeurs parlementaires d'une République sortant à peine du scandale de
Panamá, celle des quartiers pauvres d'où vient Salvat, et aussi celle de son
exécution; Guillaume, enfin, cherchant à faire sauter les piliers du
Sacré-Coeur, symbole très (trop?) évident.
En fait, la force du livre tient à l'évocation des rapports entre les
différents «Paris» qui se côtoient en ennemis; pour le moment, les classes
sociales ne font que se croiser sur le trottoir d'un quartier louche où les
élégants vont écouter Legras-Bruant, mais la fraternité les réconciliera
peut-être, ou la science, illustrée notamment par Guillaume, inventeur d'un
moteur efficace: belle image de l'énergie disciplinée, qui possède, pour Zola,
une portée politique. Car Paris lui-même est «une chaudière où bout l'avenir»,
et sous laquelle «[les] savants entretiennent l'éternelle flamme».
16. Pot-Bouille, d'Émile Zola 1882 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans le Gaulois
de janvier à avril 1882, et en volume chez Charpentier la même année.
Dixième ouvrage de la série des Rougon-Macquart, Pot-Bouille emprunte son
titre à la langue populaire: l'expression désigne l'ordinaire du ménage, une
cuisine peu raffinée. Paul Alexis, un ami de Zola, définit clairement le
sujet: "La marmite où mijotent toutes les pourritures de la famille et tous
les relâchements de la morale." Attaqué par toute une critique qui affectait
de se boucher le nez devant l'Assommoir ou Nana, Zola poursuit l'offensive
naturaliste des Soirées de Médan (1880), tout en continuant son cycle
romanesque et en prenant cette fois pour cible l' hypocrisie et les vices de
la petite et de la moyenne bourgeoisie.
Le roman s'ouvre avec l'arrivée d'Octave Mouret, monté de Plassans à Paris
pour travailler comme calicot au Bonheur des Dames, sous les ordres de Mme
Hédouin. Grâce à l'architecte Campardon, ami de la famille, il est logé au
quatrième étage d'un immeuble bourgeois, rue de Choiseul - eau et gaz à tous
les étages - tenu par le concierge Gourd pour le compte du propriétaire,
Vabre; celui-ci a trois enfants, dont deux sont mariés, et loge chez son
gendre Duveyrier. Outre les Campardon, à qui la cousine Gasparine rend visite,
l'immeuble a pour locataires une femme seule, Mme Juzeur, le ménage Josserand
- le père caissier et deux filles à marier -, le ménage Pichon - monsieur est
un petit fonctionnaire -, et un écrivain inconnu. Octave découvre vite que
Campardon a une liaison avec Gasparine (chap. 1). Mme Josserand, femme déçue
et aigrie, veut marier ses filles: Berthe, en quête de mari, et Hortense, qui
songe à l'avocat Verdier, doté d'une vieille maîtresse. Les Josserand ont
aussi deux fils: Léon, lié à une maîtresse plus âgée, et Saturnin, violent et
presque fou. La famille tente de soutirer de l'argent à l'oncle Bachelard, un
vieux viveur égoïste (2-3). Lors d'une réception chez les Josserand, Octave,
qui a des vues sur Valérie, l'épouse de Théophile Vabre, fait la conquête de
la jeune Mme Pichon, pourtant élevée par ses parents dans la morale la plus
stricte (4). Puis, à une soirée chez les Duveyrier, Berthe parvient habilement
à se compromettre avec Auguste Vabre, afin de le contraindre à l'épouser (5).
Alors que les bonnes commentent les turpitudes de l'immeuble, et qu'Octave
tente vainement de plaire à sa patronne (6), Bachelard refuse une dot à
Berthe, avant de négocier un arrangement chez la maîtresse de Duveyrier (7). +
Saint-Roch, le mariage de Berthe est troublé par les cris de Théophile Vabre,
qui a découvert une lettre compromettante pour sa femme, lettre qu'on tente
d'attribuer à la bonne (8). Les événements se précipitent: Gasparine
s'installe chez Campardon; Octave, qui a échoué auprès de Mme Hédouin, quitte
le magasin pour les soieries des Vabre; le père Vabre meurt sans testament et
ne laisse que l'immeuble; Duveyrier manoEuvre pour se l'approprier (9-11). Le
ménage de Berthe ne marche guère: elle fait des dettes et devient la maîtresse
d'Octave, qui pense y trouver son intérêt. Se retrouvant souvent dans une
chambre de bonne, les amants entendent les commentaires des domestiques, et se
font finalement surprendre par Auguste, le mari. Après quelques péripéties
(12-16), Octave se fait embaucher de nouveau par Mme Hédouin, dont il fera
prospérer l'entreprise. Auguste et Berthe se réconcilient. Duveyrier,
abandonné par sa maîtresse, tente de se suicider et se rapproche de sa femme.
Le ménage Pichon attend un troisième enfant, dont le véritable père est Octave
(17). Adèle, la bonne des Josserand, accouche toute seule dans sa chambre. Les
Duveyrier tiennent toujours salon, et les domestiques sont toujours au courant
de tout (18).
A partir d'un thème simple mais efficace, l'adultère bourgeois, traité ici
dans une manière noire, Zola choisit l'unité de lieu et distribue ses
personnages comme dans ces coupes d'immeubles si fréquentes au XIXe siècle.
Géométriquement empilée autour de l'escalier, axe de la maison et du roman,
une micro-société se répartit en un véritable tableau sociologique, disposé
selon une ségrégation verticale. De bas en haut, on passe du propriétaire
capitaliste enrichi dans le commerce (Vabre), à la bourgeoisie de robe
(Duveyrier) et aux professions libérales (Campardon et l'écrivain que l'on ne
verra pas, tel un double de l'auteur). Puis, c'est l'étage des employés
(Josserand) et des petits fonctionnaires (Pichon). + ce niveau, l'escalier
perd son tapis. Les chambres de bonne coiffent de leur misère cette aisance en
dégradé ascendant.
Fouillant les intérieurs, exposant au grand jour les intimités, Pot-Bouille
est un féroce roman de moeurs. Dénonciation et démystification, il montre ce
qui se cache sous les apparences de respectabilité. De là l'importance des
domestiques: par les fenêtres de la cour, leur choeur révèle de façon
ordurière une réalité sordide. Berthe et Octave y entendront "déshabiller"
leur amour, les Josserand y seront ridiculisés dans leur avarice. Se déploient
ainsi les différents aspects d'un adultère universel, autour de cette vérité
première que la "baraque" est "cochon et compagnie". Tous les sentiments y
sont frelatés: Octave, en héros balzacien au petit pied, n'obéit qu'à son
ambition; la morale puritaine dissimule le vice. L'accouchement d'Adèle
intervient comme le paroxysme d'une laideur omniprésente. L'ordure est
partout: Duveyrier, atteint d'une maladie de peau, tente de mettre fin à ses
jours dans les cabinets; la cour, ce cloaque, reçoit les déjections des
cuisines; les draps sales le disputent aux dessous douteux et à la nourriture
rance.
La vie de l'immeuble se tisse de tous ces rapports où frustrations,
tromperies, haines, jalousies composent une cacophonie de dénigrements
mutuels. Roman du confinement, Pot-Bouille décrit une maison sans air, un
milieu hermétique. Hormis quelques échappées dans Paris (un restaurant,
l'appartement d'une maîtresse embourgeoisée, l'église Saint-Roch), le récit se
veut répétitif. Zola privilégie le principe flaubertien de retour des petits
épisodes. Répétitions, symétries et échos forment système. Le roman ne
progresse pas selon la loi d'une intrigue, mais amplifie le premier chapitre,
qui énumérait les drames en germe dans chacun des appartements. Sans atteindre
à la rigoureuse combinatoire organisée dans la Vie mode d'emploi de Georges
Perec, Pot-Bouille multiplie les rapports entrecroisés, et affiche sa
structure fondamentale: "Octave eut une singulière sensation de
recommencement" (chap. 18).
Dans un tel cadre, dans une telle atmosphère, ambitions, rêves et désirs
s'exacerbent. Au coeur de la "basse cuisine de ce monde pourri", Octave
parfait une "terrible éducation sentimentale" (le Docteur Pascal). Le roman
insiste sur une pathologie sexuelle: étouffées par leurs parents, perverties
dans les pensionnats et par les domestiques, victimes du mariage, privées de
droits, vouées à l'oisiveté, ou poussées à l' infanticide quand elles sont
ouvrières, abusées par leurs lectures, les héroïnes du roman sont autant
d'Emma Bovary dégradées. L'immeuble devient un triste hôtel du libre-échange,
où s'accumulent les sanies de la bourgeoisie. Cette banalisation des
personnages explique leur typologie, qui peut sembler primaire: indignes d'une
analyse psychologique individuelle, ils se répartissent en groupes (les
femmes, les hommes, les domestiques), dont les comportements presque
caricaturés et la circulation forment l'essentiel du récit.
Roman de la pourriture qui, dans la vision de Zola, annonce la mort des
couches bourgeoises, Pot-Bouille vaut aussi par son ironie. La veine satirique
s'enrichit d'éléments de farce, de mélodrame et de vaudeville. Le rythme suit
celui d'une cavalcade des adultères, qui imposent le masque et distribuent les
rôles. La dérision renvoie à un détraquement général mis en scène dans ce
roman "férocement gai". La foire au sexe procède de la frustration qui affecte
tous les personnages, mais se révèle aussi danse de Saint-Guy des familles.
Cuisines malpropres, lits souillés, faiblesse ou hypocrisie des pères,
pulsions des mères, éducation pervertie des enfants, tout décrit la faillite
des valeurs fondatrices. La scène du mariage à l'église est particulièrement
révélatrice: l'infortune conjugale de Théophile Vabre joue en contrepoint avec
la cérémonie. Un tel tableau devait provoquer l'indignation de la critique: il
n'y manqua pas. Une anecdote montre combien Zola avait indisposé les lecteurs:
un certain Duverdy, avocat, s'estimant lésé par l'homonymie, exigea que son
nom fût supprimé. C'est pourquoi nous avons aujourd'hui un personnage nommé
Duveyrier.
17. Rome, d'Émile Zola 1896 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris chez Charpentier et Fasquelle en 1896.
Dans ce deuxième roman du cycle des Trois Villes, après Lourdes et avant
Paris, Zola, dont on connaît l'ascendance italienne, prévoyait de montrer
l'"écroulement du vieux catholicisme, l'effort du néocatholicisme pour
reprendre la direction du monde: bilan du siècle, la science mise en doute, et
réaction spiritualiste: mais échec, sans doute". Pour nourrir son ouvrage, il
se rend en Italie à la fin de l'année 1894. Il y est reçu avec tous les
honneurs par les notabilités et les autorités, y compris le roi et la reine;
il manque de peu une audience papale: l'ambassadeur de France, apparenté aux
Goncourt, aurait pu la lui ménager sans les excès verbaux d'un de ses hôtes
lors d'un banquet officiel. L'oeuvre suscita à la fois des réactions
idéologiques et des appréciations plus littéraires, celles-ci parfois gênées
devant trop de compilations, parfois enthousiastes devant l'ampleur charpentée
du livre.
Pierre Froment arrive à Rome pour défendre son livre, la Rome nouvelle, contre
une mise à l'Index. Ce jeune abbé audacieux veut rénover le catholicisme; et
il a été soutenu par le cardinal Bergerot et le vicomte de La Choue, grand
catholique social. Pierre est descendu dans l'hôtel particulier de la famille
Boccanera, à laquelle appartiennent un cardinal traditionaliste et aussi
Benedetta: mariée d'abord à un Prada, riche spéculateur de l'Italie moderne,
elle cherche à faire annuler son union pour épouser Dario. Parmi les prélats
influents, figurent également le bouillant cardinal Sanguinetti qui, comme
Boccanera, vise la succession du pape, et le cardinal Nani qui manipule tous
les esprits et recommande à Pierre l'attentisme, la prudence. Pierre visite
alors Rome, ses jardins, ses monuments; il assiste aux cérémonies officielles,
admire les oeuvres d'art, en particulier la Sixtine. Mais il traverse
également les quartiers pauvres de Rome où vit la belle Pierina, elle aussi
amoureuse de Dario. On apprend finalement l'annulation du mariage de
Benedetta, chèrement obtenue. Enfin, Pierre reçoit le conseil d'agir. Il
rencontre alors les prélats qui vont avoir à juger son livre. Il sent une
hostilité générale, due sans doute à une dénonciation par l'un de ses
compatriotes, à la haine des autorités religieuses de Lourdes, aux jésuites,
et attisée par les thèses radicales du livre sur le pouvoir temporel du pape
et l'idée d'une religion "nouvelle". Au cours d'une fête de mariage, Pierre
apprend la condamnation de son livre tandis que Dario est empoisonné chez les
Boccanera en raison des sombres machinations entre cardinaux pour succéder au
pape Léon XIII, âgé et malade. Benedetta suivra son amour dans la mort. Quant
au pape, il reçoit finalement Pierre, qui comprend son échec et se soumet, du
moins officiellement. Au moment de quitter Rome, il prend congé de ses
différents interlocuteurs, bien décidé en fait à pousser plus loin son désir
de renouvellement religieux, peut-être jusqu'au schisme.
Rome est d'abord un décor, un spectacle superbe avec ses monuments de tous les
siècles, ses perspectives. Mais surtout, un peu comme dans la Madame
Gervaisais des Goncourt, la ville est un véritable acteur du récit: elle joue
un rôle important par sa beauté même, sa séduction magique, et les esprits les
plus vifs y sont en quelque sorte frappés de léthargie. On comprend alors la
tactique du cardinal Nani face à Pierre: le laisser s'imprégner de cette
Histoire immémoriale que contient le spectacle de la ville, et cela pour le
persuader de l'inanité de toute vraie réforme, face à la permanence d'une
Église millénaire. En fait, cette ville est trop lourde et trop morte pour
bouger, du moins tant qu'on la considère dans sa seule fonction de capitale du
catholicisme. Mais Zola s'intéresse aussi au fonctionnement interne de ce
centre de pouvoir, avec ses hiérarchies, ses féroces luttes d'influence, ses
secrets, ses flux d'argent: voici la tête d'un corps immense de 250 millions
de fidèles. Mais il s'agit là d'un monde obscur, incapable de s'adapter à la
modernité en raison de son fonctionnement monarchique.
En revanche, il y a une autre Rome, elle bien vivante: on y trouve des filles
au visage admirable, des passions, des spéculations, des affrontements
sociaux. C'est la Rome italienne, moderne, tentant péniblement de se
construire contre l'influence du Vatican. Pierre, et à travers lui Zola, avoue
que c'est là une découverte pour le voyageur: un pays nouveau est en gestation
et il trouvera sa place dans le concert des nations. C'est toutefois à Paris,
dernière ville de la trilogie, que Pierre discernera le sens véritable de son
action et de l'Histoire.
18. Les soirées de Médan, d'Émile Zola 1880 :
Recueil de nouvelles d'Émile Zola (1840-1902), Guy de Maupassant (1850-1893),
Charles Marie Georges, dit Joris-Karl Huysmans (1848-1907), Henry Céard
(1851-1924), Léon Hennique (1851-1935) et Paul Alexis (1847-1901), publié à
Paris chez Charpentier en 1880.
Médan: une «cabane à lapins» dans un «trou charmant» que Zola a pu acquérir
grâce aux droits d'auteur de l'Assommoir, en fait un logis agréable où vivent
sa mère et sa femme, où il accueille aussi ses amis et leur offre le couvert
et le gîte. Ces amitiés vont se concrétiser en un livre qui deviendra, aux
yeux du public, le manifeste d'une école: Zola a lancé l'idée d'un ouvrage
collectif où ils évoqueraient tous «leur» guerre de 1870, et Céard, selon le
récit de Hennique, aurait trouvé le titre en s'inspirant de celui d'un ancien
proverbe dramatique, les Soirées de Neuilly. Les textes sont rapidement
rédigés, on tire au sort leur place dans le livre, qui paraît le 1er mai 1880,
avec quelques lignes de Zola auquel cet ouvrage, accompagné la même année de
la parution du Roman expérimental, va donner une stature de chef d'école.
Mais, malgré le caractère stratégique d'une telle publication dans le champ
littéraire de l'époque, malgré les propos de Zola parlant d'une «idée
unique», d'une «même philosophie», elle réunit en fait un groupe peu homogène,
dont les personnalités les plus intéressantes sur le plan littéraire
(Huysmans, Maupassant) ne peuvent être définies par leur seul «naturalisme».
L'Attaque du moulin (Zola). Le père Merlier, riche meunier et maire de son
pays, a une fille qu'il désire marier à un jeune homme étranger, venu
s'installer dans la contrée. Lorsque les envahisseurs prussiens arrivent, le
fiancé se bat contre eux. Fait prisonnier et prêt à être exécuté, il
s'échappe, et l'on prend le meunier en otage. Il revient alors, est fusillé et
une balle perdue provoque la mort du meunier.
Boule de suif (Maupassant). Voir à l'article Boule de suif.
Sac au dos (Huysmans). Le narrateur, jeune étudiant en droit, devient garde
mobile. Bientôt malade, il erre d'hôpital en infirmerie dans le désordre d'un
itinéraire chaotique, avant de parvenir à retourner finalement chez sa mère.
La Saignée (Céard). Le général commandant Paris, pendant le siège de 1870, a
une liaison avec Mme de Pahauën, courtisane de haut vol, mais sur le retour.
Elle quitte son amant pour se rendre à Versailles, où elle se refuse à un
officier allemand. Revenue à Paris, elle pousse le général à une sortie
inutile et meurtrière, une «saignée».
L'Affaire du Grand 7 (Hennique). Exaltés et rendus féroces par la mort de l'un
des leurs, les soldats d'une garnison attaquent la maison de tolérance dont le
patron est le meurtrier. Ils détruisent tout et assassinent les pensionnaires
du lupanar. L'affaire sera étouffée par l'autorité militaire.
Après la bataille (Alexis). Un jeune blessé, dont on apprend qu'il est prêtre,
est recueilli sur la route par une femme jadis mal mariée, mais dévouée à son
mari dont elle ramène le corps en traversant les combats de la guerre. Elle
soigne ce blessé de rencontre, ils s'aiment avant de se séparer.
Le premier thème commun à la plupart des textes est évidemment celui des
ravages de la guerre: elle détruit les ordres sociaux, les appartenances, les
identités, les vies et les biens. La famille et la maison du meunier sont
anéanties en quelques heures, le narrateur de «Sac au dos» se perd au
milieu de la désorganisation générale, les événements de «la Saignée» font
d'une courtisane le vrai chef de la place de Paris, «l'Affaire du Grand 7»
débouche sur une tuerie absurde: on comprend alors le sens cruel et ironique
du premier titre envisagé pour le recueil, l'Invasion comique... La
guerre est en fait une sorte de fête noire et sordide, où les repères
disparaissent en libérant des pulsions de meurtre, de haine et de destruction.
D'où sans doute la récurrence du deuxième thème, celui de la prostitution,
présent de «Boule de suif» à «l'Affaire du Grand 7» en passant par «la
Saignée»: la «fille» est le symbole de cette destruction générale des normes,
elle qui prolifère sur la corruption; mais elle est aussi la victime
prévisible, innocente, noble même, des vengeances et sacrifices nécessaires
pour sortir de ce vertige national. On peut donc prendre les Soirées de Médan
comme un témoignage sur la crise de société qui, selon Zola et les
naturalistes, a produit la guerre et la défaite de 1870. Cette défaite est
sans doute le résultat de l'incurie des militaires, mais aussi et surtout
celui de la maladie d'un peuple partagé en classes égoïstes («Boule de suif»),
même si, d'un autre côté, la guerre change, voire illumine pour un temps des
destins trop prévisibles («Après la bataille»). Reste à savoir si, au-delà du
témoignage moral et social, le livre propose vraiment une esthétique commune.
Si l'on met à part le cas de «Boule de suif», on découvre d'abord la
construction solide, linéaire, du récit de Zola dont les effets lyriquement
dénonciateurs semblent caricaturés chez Hennique et Céard, un peu atténués
chez Alexis. Le texte de Huysmans se distingue par son point de vue autant que
par son organisation: alors que les autres récits ont une certaine unité
logique, «Sac au dos» présente des notations «sur le vif», relevées par un
héros-narrateur perdu dans la tourmente: moins ordonnée et homogène, la
nouvelle est aussi moins «fabriquée» que les autres (pour reprendre un mot
d'Armand Lanoux à propos du texte de Zola).
19. Thérèse Raquin, d'Émile Zola 1867 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans l'Artiste en
mars 1867, et en volume à la Librairie internationale en 1867.
Zola, qui a déjà fait paraître divers essais littéraires (la Confession de
Claude, le Voeu d'une morte, les Mystères de Marseille), ainsi que de nombreux
articles dans les journaux, se passionne pour un roman populaire, la Vénus de
Gordes, d'A. Belot et E. Daudet (1866), qui lui inspire aussitôt la rédaction
d'"Un mariage d'amour", publié le 24 décembre dans le Figaro et dont il
propose à Arsène Houssaye, directeur de l'Artiste, l'extension et
l'approfondissement. Celui-ci accepte, et l'ouvrage paraît en trois livraisons
sous ce même titre. Le volume, publié à la fin de l'année 1867, déclenche une
polémique qui n'effraie pas l'ancien chef de publicité qu'est Zola: on
retiendra notamment un article de Louis Ulbach, "la Littérature putride".
Sainte-Beuve aussi, sans donner un article, écrira à l'auteur une lettre
personnelle assez mitigée. Une adaptation théâtrale, un drame en quatre actes,
sera représentée en 1873: celui-ci, comme la deuxième édition du roman, sera
précédé d'une importante Préface.
Dans la Préface, Zola revendique, contre une critique injustement scandalisée,
un statut quasi scientifique pour les observations de son roman.
Dans une sombre mercerie parisienne vivent Mme Raquin, son fils et la femme de
celui-ci. La mère a élevé son rejeton souffreteux, Camille, et lui a donné
comme femme Thérèse, une cousine qu'elle a jadis recueillie. Camille est un
employé paisible au Chemin de fer d'Orléans. Thérèse est écoeurée par
l'atmosphère de la boutique. On reçoit un commissaire en retraite et un vieux
collègue de Camille. Celui-ci rencontre Laurent, un ancien ami, et l'amène à
la maison, où il va revenir de plus en plus souvent, jusqu'à devenir l'amant
de Thérèse. Une passion naît, qui oblige les amants à l'hypocrisie et aux
rendez-vous difficiles. Petit à petit se fait jour l'idée d'un meurtre, qui va
être accompli lors d'une sortie champêtre au bord de la Seine: avec la
complicité de Thérèse, Laurent noie Camille (chap. 1-11). Laurent revient
annoncer la nouvelle de la mort de Camille à sa mère, puis il cherche pendant
plusieurs jours à retrouver le corps du noyé à la morgue. Il y parviendra et
sera frappé par son visage, défiguré hideusement. Entre les deux amants, c'est
paradoxalement la fin du désir et le début d'une angoisse obsessionnelle. Ils
vont malgré tout se marier, mais connaissent une nuit de noces déprimante.
Leurs souffrances grandissent, s'aggravent, et ils tentent d'y échapper par
diverses occupations: Laurent, par exemple, essaie de peindre, mais ne réussit
à dessiner que le visage de Camille. La mère, devenue impotente et qui avait
donné son assentiment au mariage, comprend alors leur secret, mais, frappée
d'aphasie, n'arrive pas à les dénoncer aux habitués de son petit salon. Les
deux meurtriers se rejettent la faute l'un sur l'autre, songent à se livrer à
la police, tombent dans la débauche chacun de leur côté. Après plusieurs
crises, ils se suicident ensemble (12-32).
On a souvent remarqué la simplicité linéaire d'une intrigue aux allures
tragiques, concentrée dans l'espace de la boutique maternelle, confiné, noir,
déprimant, d'où les protagonistes ne sortent que pour des échappées brèves
dont l'une aboutit à l'acte meurtrier. Un espace clos où s'exaspèrent les
passions, de l'érotisme à la pulsion de mort: les deux amants ne pensent pas à
fuir et ils rencontrent en permanence, dans des lieux trop connus, la présence
de leur victime; Thérèse finit même par regretter Camille, tandis que Laurent
le retrouve dans ses esquisses. Car l'adultère ou le meurtre sont des
transgressions de l'interdit qui se payent d'une sorte d'enfer moral où
Thérèse et Laurent ne peuvent se rejoindre, et se perdent eux-mêmes: d'où
l'issue finale du suicide. Les modèles tragiques ou dramatiques ne manquent
pas: Égisthe et Clytemnestre, Macbeth, avec ici la conjonction d'un chœur
bavard et ignorant (les habitués de la maison), d'une conscience incarnée,
vindicative et muette (la vieille mère), et aussi d'une touche de roman
policier, de suspense. Mais le récit s'inscrit dans un cadre social et
matériel défini. Les décisions des personnages sont souvent inspirées par des
calculs d'argent, à la mesure d'une toute petite bourgeoisie. De même, Zola
décrit avec précision la boutique des Raquin et un passage près du Pont-Neuf
qui, comme chez Balzac, implique les personnages comme les personnages
impliquent le lieu lui-même; certains moments font aussi penser à Pot-Bouille.
Enfin il faut souligner l'insistante présence des corps: le cadavre de
Camille, l'impotence progressive de la mère, le corps amoureux de Thérèse,
l'obsession qui tenaille physiquement Laurent à travers la morsure que lui a
infligée Camille et qui reste en permanence à vif (on pense ici à certaines
pages de Germinal). C'est cette dimension physiologique, avec ses conséquences
névrotiques, qui frappa les lecteurs du temps et choqua la critique: elle
tient sans doute le rôle du destin tragique dans un monde romanesque désormais
privé de transcendance et où le fantastique a trouvé de nouveaux supports.
20. Travail - Émile Zola :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans l'Aurore de
1900 à 1901, et en volume chez Charpentier en 1901.
Deuxième roman de la série des Quatre Évangiles ouverte avec Fécondité,
Travail sera suivi de Vérité (Zola mourra avant d'avoir achevé le quatrième
"évangile", Justice).
Noirot, un disciple de Fourier, frappé par un article de Zola, contacte
celui-ci et le romancier découvre alors les théories du philosophe politique
et de ses épigones. Dès l'exil anglais (juillet 1898-juin 1899), au moment de
l'affaire Dreyfus (voir J'accuse), Zola cherche les matériaux concrets de son
décor. Ils lui seront fournis, pour l'essentiel, par les usines d'Unieux,
propriété d'une riche famille, les Ménard-Dorian, qui font visiter leur
entreprise à Zola. Progressivement, l'ouvrage prend forme, avec des
personnages inspirés par des modèles du temps, Darwin pour Jordan et Félix
Faure pour Boisgelin. Malgré les réticences de certains socialistes
doctrinaires, l'ouvrage reçoit un accueil politique enthousiaste: de la part
des fouriéristes bien sûr, mais aussi de Jaurès, qui lui consacre une étude
dans la Petite République.
Livre I. Luc Froment arrive à Beauclair pour une expertise industrielle auprès
de l'entreprise sidérurgique Jordan. Il découvre d'abord la misère: celle de
la jeune Josine, celle des ouvriers Bourron, Fauchard et Ragu, ce dernier
étant l'amant occasionnel et brutal de Josine. Il y a aussi les commerçants et
les bourgeois installés, qui ont eu peur pendant la dernière grève, longue de
deux mois, à l'usine Quérignon où a investi le riche oisif Boisgelin, lié à la
famille des fondateurs, et que dirige l'actif Delaveau. Luc, qui s'intéresse
au sort de Josine et ne va pas tarder à en être aimé, entre en contact avec le
syndicaliste Bonnaire, qui va quitter les aciéries après l'échec de la grève
et vit avec la soeur de Ragu, lequel finalement se remet en ménage avec
Josine. Chez les Boisgelin, Luc rencontre la bonne société de la ville avec le
sous-préfet, le maire, un couple de rentiers, un curé. On discute de la
situation sociale, et il découvre aussi la pauvreté des paysans alentour.
Jordan, absent jusque-là, revient enfin à Beauclair: mais ce savant, animé
d'idées généreuses, n'a pas le temps de s'occuper de son usine. Il hésite:
doit-il vendre à Delaveau ou poursuivre l'exploitation qui a été confiée à
Morfain, un ouvrier zélé, mais peu capable de s'adapter aux méthodes modernes?
Finalement, il remet les rênes de l'entreprise à Luc, très marqué par la
pensée de Fourier, et qui décide de mettre en oeuvre ses idées dans une usine
fraternelle - la Société laborieuse du Bonheur - à laquelle il essaie
d'intéresser Lange, un potier esthète et anarchiste, ainsi que Bonnaire.
Livre II. Les débuts semblent encourageants: la condition des ouvriers
s'améliore et le modèle coopératif est imité par les paysans. En revanche, les
commerçants de Beauclair sont furieux du manque à gagner causé par les
innovations de Luc. Des ouvriers s'en vont aussi, repris par leurs habitudes
de passivité et d'abandon, ce qui décourage Luc jusqu'à ce que Jordan ranime
son enthousiasme par un véritable hymne au travail. Luc, amoureux de Josine,
s'attire la jalousie de Ragu auquel Fernande, femme de Delaveau et maîtresse
de Boisgelin, souffle des idées de meurtre. Ragu ne réussit cependant pas à
tuer Luc dont le projet industriel prospère au grand dépit de Delaveau qui
entraîne avec lui dans la mort sa femme infidèle.
Livre II. La situation de Boisgelin se dégrade et Suzanne, son épouse
délaissée, devient l'amie de Luc. Boisgelin, pris de folie, se pend, l'église
du curé Marle s'effondre sur lui; son adversaire, l'instituteur intolérant,
meurt également. Dès lors, l'épanouissement de la cité radieuse ne connaît
plus d'obstacles: les mariages rapprochent les familles autrefois séparées par
les conditions sociales. La réussite est complète et Bonnaire, ancien
collectiviste revenu à des idées coopératives devant la réussite de Luc, peut
montrer à Ragu, de retour dans la cité, tous les changements accomplis. Les
recherches de Jordan aboutissent, le vol et l'héritage disparaissent et Luc
peut mourir heureux: son oeuvre est achevée.
Le livre peut donner au lecteur de Germinal une curieuse impression de
déjà-vu: Beauclair offre en effet le tableau d'une lutte des classes très
proche de celle qu'on pouvait découvrir dans les corons du Nord. D'un côté, la
misère, le vice et la haine chez des ouvriers souvent enclins à la boisson et
à l'inconduite (avec quelques notes rappelant aussi l'Assommoir). De l'autre
côté, une bonne conscience satisfaite et égoïste qui n'empêche pas la peur
devant l'insurrection et la grève. Mais, alors que dans Germinal, la solution
était seulement pressentie ou imaginée, Travail est, au contraire, la
description d'une utopie progressivement organisée, concrétisée dans un avenir
dont on suit les étapes et les difficultés. Les enjeux politiques en sont
précisés, même si l'essentiel est sans doute ailleurs. Il s'agit, comme chez
Fourier et Hippolyte Renaud, son disciple, de réaliser une solidarité concrète
qui remplacera le salariat aliénant et qui ne ressemblera ni à la charité
prêchée par le curé Marle, dont le message est dépassé, ni à l'austérité
républicaine de l'instituteur, ni au collectivisme auquel croit Bonnaire (voir
sur ce point, dans le dernier chapitre, une page prophétique sur les méfaits
d'une bureaucratie totalitaire). Simultanément, Zola formule une idéologie,
sinon une mystique, du travail: à la fois comme hygiène nécessaire du corps et
de l'esprit, et comme moteur de toute vie individuelle et collective.
Condamnés par le système coopératif (à l'intérieur de l'usine, mais aussi
entre ouvriers et paysans), défilent tous les parasites de l'organisation
sociale: les commerçants, maillon inutile de l'échange, les rentiers qui
doivent à une spéculation heureuse une vie d'égoïsme et d'oisiveté, le
richissime propriétaire capitaliste, incapable de se reconvertir dans la cité
nouvelle, sa maîtresse rapace, tout comme le mauvais ouvrier qui préfère se
détruire ou paresser plutôt que de s'accomplir dans la "belle ouvrage". En
face, les héros positifs: Luc, bien sûr, qui oeuvre et réussit à triompher
d'un découragement passager, mais aussi Bonnaire, toujours ardent à la tâche,
le potier Lange, créateur de beauté, Jordan, le savant laborieux qui multiplie
l'efficacité du travail des hommes grâce à la technique libératrice. Tous
créent, entreprennent et triomphent des obstacles selon une eschatologie
humaniste très datée. L'ensemble des thèmes est à l'unisson: par exemple les
recherches de Jordan visent symboliquement à une nouvelle utilisation de
l'énergie, d'abord traditionnelle, puis électrique, enfin solaire; de même, on
notera les noms et leurs connotations transparentes: Beauclair, Bonnaire,
Froment, "la Crêcherie" de Jordan opposée à "l'Abîme" de Delaveau. On notera,
enfin, la place importante du projet éducatif dans la nouvelle cité: cet
aspect démonstratif, joint à une certaine lenteur du récit (surtout dans la
dernière partie), peut lasser le lecteur, mais il est parfaitement cohérent
avec le projet de Zola - composer une parabole lyrique, le poème de la Cité
idéale.
21. Vérité, d'Émile Zola 1903 :
Roman d'Émile Zola (1840-1902), publié à Paris en feuilleton dans l'Aurore du
7 août 1902 au 15 février 1903, et en volume chez Charpentier en 1903.
Ce troisième ouvrage de la série des Quatre Évangiles est lié directement à
l'affaire Dreyfus, dont il offre une adaptation libre à travers des
personnages aux clés évidentes, de Simon-Dreyfus jusqu'à Gorgias-Esterhazy, en
passant par toutes les manipulations d'opinion et toutes les cruautés
judiciaires parallèles qu'on peut retrouver.
Livre I. Marc Froment, instituteur à Jonville, passe ses vacances auprès de la
famille de sa femme, à Maillebois où enseigne Simon, un collègue juif de Marc.
Zéraphin, le neveu de Simon, est retrouvé mort un matin, après avoir été
violé. Les voisins et les passants accourent et un frère de l'école catholique
de la ville dérobe une partie de la pièce à conviction essentielle: le coin
d'un modèle d'écriture portant la marque de son établissement. Maillebois est
une ville d'esprit clérical où les capucins exploitent commercialement le
culte de saint Antoine de Padoue, tandis que l'École des Frères est très
prospère. Rapidement, la rumeur grossit et met en cause Simon, accusé d'un
meurtre rituel; les éventuels témoins, élèves ou parents d'élèves par exemple,
refusent de s'engager et de l'innocenter alors qu'il est vilipendé par le
journal local. Marc s'intéresse à l'affaire, soutenu pour l'instant par sa
femme, fervente catholique. Il contacte les notabilités, un riche israélite
qui refuse de s'engager, et les personnalités de gauche qu'il connaît: son
ancien directeur d'école normale, deux députés et l'avocat Delbos qui devine
la culpabilité du frère Gorgias. On va vers le procès dans une ambiance
pénible qui se tend encore lors des assises: les magistrats, orientés et
tendancieux, condamnent Simon, malgré l'absence totale de preuves et sans
examiner les autres pistes possibles. Marc, pendant ce temps, poursuit sa
mission pédagogique et remplace Simon à Maillebois où l'Église triomphe (sauf
quelques ecclésiastiques lucides). Il craint cependant pour la paix de son
ménage.
Livre II. Marc entre en fonctions dans sa nouvelle école où, malgré
l'hostilité des parents et d'un inspecteur lâche et arriviste, il parvient à
mettre dans les esprits un peu de raison et d'amour. Il enlève le crucifix de
sa salle de classe et, dès lors, la rupture devient prévisible avec sa femme,
reconquise par une famille fanatique. Un collègue de Marc, Férou, sera
révoqué. Marc, épargné, découvre alors un document accusateur contre l'École
des Frères, qui permet à Delbos de demander une perquisition: le coin de
feuille manquant est retrouvé et les justifications apportées par les
intéressés ne seront guère crédibles, malgré toute une campagne de presse.
Livre III. Marc est abandonné par sa femme, pourtant enceinte. Il se console
avec son amie Mlle Mazelne; il a aussi près de lui sa fille, très jeune
encore, mais qui partage ses idées. S'il est déçu par les réactions à son
désir de vérité dans l'enquête sur Simon, le vent semble néanmoins tourner
dans son sens, ce qui redouble les attaques et les manoeuvres: lors de la
révision, malgré les preuves en faveur de l'accusé et la démonstration
d'illégalité du premier procès, Simon est à nouveau condamné. Il l'est
cependant à une peine plus faible et pour laquelle le jury (manipulé une fois
de plus par la droite, on l'apprendra plus tard) demande sa grâce: cela va
permettre à Simon, au moins, de retrouver les siens. Malgré cette nouvelle
victoire du parti clérical, la femme de Marc, convaincue de l'innocence de
Simon, revient au foyer.
Livre IV. Marc continue à travailler, dans un climat qui a changé. L'hystérie
mystique et l'ignorance cèdent la place à une mentalité plus rationnelle, et
la Cour de cassation accompagne cette évolution en innocentant complètement
Simon, qui est finalement réhabilité. On va même lui offrir une maison. A
cette occasion, Gorgias, revenu dans la ville poursuivre ses coupables
manoeuvres, avoue finalement son crime. Le progrès dans les esprits sera
sensible lors d'un fait-divers similaire au premier, mais qui cette fois sera
instruit avec honnêteté.
L'opposition centrale du livre est évidemment celle qui confronte les forces
d'avenir à l'obscurantisme. Du côté de l'avenir, il y a d'abord l'école, arme
et symbole de l'esprit républicain, capable d'intégrer les minorités
religieuses, d'apporter à tous les droits de la citoyenneté; il y a aussi le
socialisme, la générosité et la raison. En face, deux ennemis ligués:
l'Église, à quelques exceptions près, et la réaction, avec ses bourgeois
conformistes, ses institutions judiciaires truquées et sa presse aux ordres.
Peu de nuances dans tout cela lorsqu'on voit les instituteurs audacieux
condamnés au combat perpétuel (Marc) ou au martyre (Simon ou Férou), lorsqu'on
voit aussi les frères rusés, intrigants, avides de pouvoir ou d'argent, pleins
d'appétits refoulés et pervers (comme ce Gorgias qui rappelle l'Archangias de
la Terre). Entre les deux camps, grouille un marais d'attentistes ou de
lâches, d'esprits bornés qui évolueront lentement: l'un des aspects importants
du livre est cette transformation de l'opinion publique, et en particulier des
femmes, autrefois soumises ou confites en dévotion, et désormais
potentiellement actives, conscientes (comme Louise, la fille de Marc). Il
s'agit donc de faire accéder le peuple à la vérité, et la notion est alors au
centre d'une triple problématique: celle de l'école, bien sûr, qui diffuse la
raison et la connaissance, en tuant les préjugés, les peurs ancestrales; celle
aussi de l'intrigue policière qui donne au roman une tension dramatique, un
intérêt romanesque supérieur, il faut bien le dire, aux autres "évangiles"
(voir Fécondité, Travail); celle, enfin, de la littérature elle-même telle que
la conçoit Zola. Comme dans J'accuse au moment de l'affaire Dreyfus qui est en
filigrane derrière tout le récit, il pose en principe qu'une accusation est
absurde dès lors qu'elle n'est pas vraisemblable, et un homme de l'art comme
un romancier est le premier à s'en apercevoir. En fait, les antisimonistes
comme les antidreyfusards ne cessent d'écrire de mauvais romans, et Vérité
(qui se trouve symboliquement être le livre testament de Zola puisque Justice,
dernier ouvrage prévu pour clore la tétralogie des Évangiles, ne pourra être
mené à son terme en raison de la mort de l'écrivain) est une leçon de choses:
une démonstration à la fois humaine et littéraire de ce que peut une enquête
honnête et raisonnée sur le réel.
caca
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