Résumés et analyses des principales oeuvres de l'écrivain français Gustave Flaubert.
Gustave Flaubert est un écrivain français né à Rouen le 12 décembre 1821 et mort à Croisset, lieu-dit de la commune de Canteleu, le 8 mai 1880. En savoir plus sur : Wikipédia.
Quelques oeuvres de Flaubert :
Gustave Flaubert |
Bouvard et Pécuchet, Gustave Flaubert 1881 :
Roman inachevé de Gustave Flaubert (1821-1880), publié à Paris avec des coupures dans la Nouvelle Revue du 15 décembre 1880 au 1er mars 1881, et en volume chez Lemerre en 1881.
C'est en août 1872 que Flaubert entreprend ce roman auquel il consacre les dernières années de sa vie et dont la rédaction est momentanément interrompue par l'écriture et la publication des Trois Contes. Le projet est toutefois ancien: le premier plan de l'ouvrage est de 1863 et l'idée du Dictionnaire des idées reçues, dans laquelle s'enracine Bouvard et Pécuchet, remonte à 1850. Plus loin encore, un texte de jeunesse intitulé Une leçon d'histoire naturelle, genre commis (1837) semble contenir les premiers germes de cette oeuvre ultime de la maturité.
Deux copistes, Bouvard et Pécuchet, se rencontrent par hasard à Paris et se lient d'amitié. Bouvard ayant reçu un héritage, en 1839, les deux hommes prennent leur retraite et acquièrent à Chavignolles, dans le Calvados, une propriété dans laquelle ils s'installent (chap. 1). Ils décident tout d'abord de se consacrer à la culture mais leurs efforts, dans les domaines de l'agronomie, de l'arboriculture, de l'architecture de jardin et de la fabrication de produits alimentaires se soldent par de cuisants échecs (2). Ils se lancent alors dans l'étude de la chimie, de l'anatomie, de la physiologie, de la géologie (3), puis dans celle de l'archéologie et de l'Histoire (5). Cette dernière discipline, par le biais du roman historique, les entraîne vers l'exploration de la littérature. Le théâtre les attire tout particulièrement et ils prennent la résolution de composer eux-mêmes une pièce (4). Cependant, les événements de février 1848 surviennent et les écartent de leur projet car les deux hommes se vouent alors à l'étude de la politique (6).
Déçus tant par leurs lectures que par les événements et par le comportement de leurs concitoyens, ils cessent d'étudier et se tournent vers l'amour: Bouvard cherche à obtenir la main d'une veuve, Mme Bordin, mais il s'aperçoit bientôt que cette dernière le berne et n'est guidée que par l'intérêt; quant à Pécuchet, il parvient à obtenir les faveurs de leur jeune servante Mélie, mais s'en trouve atteint de syphilis (7). Ces déboires sentimentaux rapprochent les deux amis qui se consacrent à la gymnastique, puis au magnétisme, au spiritisme et à la philosophie (8). Déprimés par la vanité des savoirs et par l'ostracisme croissant dont on fait preuve à leur endroit, ils se tournent vers la religion mais, après une période de piété, l'épreuve de la raison, à laquelle ils soumettent leur foi, a tôt fait d'ébranler leur croyance (9). Ils recueillent deux orphelins, Victor et Victorine, et entreprennent leur éducation mais là encore, ils se heurtent à un échec (10).
La suite du roman n'a pu être rédigée par Flaubert mais il en a laissé le plan: après une conférence publique qui met un comble à l'hostilité des notables à leur égard, les deux hommes, qui «n'ont plus aucun intérêt dans la vie», décident de reprendre leur métier de copiste.
Si Bouvard et Pécuchet est une oeuvre inachevée, c'est parce que le dernier chapitre du roman n'a pas été rédigé mais, surtout, parce que manque un second volume, suite et pendant du premier. Il aurait été composé de la copie entreprise par les deux hommes, c'est-à-dire vraisemblablement des notes de Flaubert que l'on regroupe généralement dans le «Sottisier», et du Dictionnaire des idées reçues. Le «Sottisier» est essentiellement constitué de citations regroupées sous diverses rubriques _ «Spécimens de tous les styles», «Catalogue des idées chic», etc. _, relevées pour leur cocasserie ou leur absurdité et faisant apparaître, dans leur fond ou leur forme, la bêtise humaine. Ainsi le Dictionnaire des sciences médicales donne, parmi les «Causes de la nymphomanie», «la culture trop assidue des beaux-arts [...], la fréquentation habituelle ou trop continue du Muséum»; Bossuet traite Molière d'«infâme histrion», et Lamartine Rabelais de «boueux de l'humanité»; la littérature est truffée de figures douteuses dont cette comparaison d'Alexandre Dumas fils offre un exemple: «De fins sourcils, nets et réguliers comme l'arche d'un pont.» Sans doute Flaubert aurait-il d'ailleurs emprunté quelques phrases à ses propres oeuvres. Quant au Dictionnaires des idées reçues, il en décrit ainsi le projet dans une lettre à Louise Colet du 16 décembre 1822: «Une vieille idée m'est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire des idées reçues [...]. La préface surtout m'excite fort, et de la manière dont je la conçois (ce serait tout un livre) aucune loi ne pourrait me mordre quoique j'y attaquerais tout [...]. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d'un bout à l'autre, pleine de citations, de preuves (qui prouveraient le contraire) et de textes effrayants (ce serait facile), est dans le but, dirais-je, d'en finir une fois pour toutes avec les excentricités, quelles qu'elles soient.» Il semble bien que Bouvard et Pécuchet corresponde à ce projet de livre-préface.
Ce roman, qui devait précéder une disparition quasi totale de la fiction au profit de la citation, se présente comme une odyssée à travers le savoir qui ramène les personnages à leur activité initiale de copistes. Leur parcours méthodique à travers des disciplines multiples et variées se révèle nul. Certes, les deux «cloportes» ou «bonshommes», comme Flaubert se plaît à les appeler dans sa correspondance ou ses conversations, sont des individus médiocres, intellectuellement frileux et naïfs que rien, au départ, ne prédestine à l'étude. Lorsqu'ils quittent Paris, Bouvard s'écrie: «Eh! nous n'aurons pas besoin de bibliothèque» (chap. 1); et, lorsqu'ils trouvent par hasard des livres en s'installant à Chavignolles, Flaubert précise qu'ils n'«eurent pas la fantaisie d'en lire les titres. Le plus pressé, c'était le jardin» (chap. 2). S'ils en viennent rapidement aux livres, c'est parce que, à travers les revers essuyés dans la pratique de l'agronomie, ils s'aperçoivent de leurs lacunes. Ils attendent donc des livres qu'ils leur permettent de comprendre et de maîtriser le monde. Sympathiques dans leurs espoirs et leur ténacité, pitoyables dans leurs échecs répétés, les personnages font moins la preuve de leur incapacité que celle de l'insanité des discours. Leur parcours circulaire et douloureux _ il les porte au bord du suicide (chap. 8) _ manifeste l'universelle vanité de tous les systèmes de pensée. Si Flaubert avait envisagé, pour ce roman, le sous-titre «Du défaut de méthode dans les sciences», c'est sans doute moins pour désigner la démarche des personnages que les impasses inhérentes au savoir lui-même.
Souvent dérisoires et comiques, Bouvard et Pécuchet sont à prendre au sérieux dans leur odyssée livresque qui les rapproche de plus en plus de leur créateur. En effet, avant de commencer à écrire vraiment son roman, Flaubert, entre 1872 et 1874, lit de multiples ouvrages et poursuit cette activité durant la rédaction; il a vraisemblablement parcouru plus de mille cinq cents livres pour Bouvard et Pécuchet: «Je lis des choses stupides, rien que de l'apologétique chrétienne, maintenant, c'est tellement bête qu'il y a de quoi rendre impies les âmes les plus croyantes» (lettre à Mme Roger des Genettes, 13 juin 1879). L'écrivain connaît donc le premier l'expérience qu'il prête ensuite à ses personnages. Ceux-ci, pour leur part, connaissent une évolution qui les conduit à des sentiments identiques à ceux de Flaubert: «Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. [...] ils sentaient peser sur eux la lourdeur de toute la terre» (chap. 8). Comme tant d'autres personnages flaubertiens, Bouvard et Pécuchet constituent un avatar de l'écrivain porté jusqu'au fantasme de sa disparition que le second volume aurait attestée.
Très pessimiste et caustique, cette «espèce d'encyclopédie critique en farce» (lettre à Mme Roger des Genettes, 18 août 1872) est, plus encore peut-être que la Tentation de saint Antoine, le livre de toute une vie. Outre la précocité de sa conception, elle semble en effet rassembler et porter jusqu'aux plus extrêmes conséquences les composantes majeures de l'oeuvre flaubertienne. Elle fait écho à la Tentation de saint Antoine dont elle forme le versant contemporain: au défilé insane des sottises antiques en matière religieuse et philosophique auquel assiste l'ermite, répond celui des sottises modernes de la science auquel se trouvent confrontés les deux «bonshommes». Dans tous les cas, d'ailleurs, Flaubert, qui se plaisait à répéter que «la bêtise, c'est de vouloir conclure», fustige moins l'effort de recherche de la vérité que le dogmatisme. Bouvard et Pécuchet s'apparente également au roman de formation, genre cher à Flaubert. L'échec intellectuel des deux copistes fait pendant à l'échec amoureux de Frédéric dans l'Éducation sentimentale. Au terme de ce trajet, l'oeuvre, révélatrice du néant, s'abîme dans sa propre dissolution. Bouvard et Pécuchet, que la mort vient interrompre, ne pouvait être que la dernière oeuvre de Flaubert.
Correspondance, Gustave Flaubert de 1887 à 1893 :
La "Correspondance" de Gustave Flaubert (1821-1880) ne présente pas un intérêt moindre que ses romans. Elle fut publiée en 4 volumes de 1887 à 1893, précédée des "Souvenirs intimes" de sa nièce, Caroline Commanville, qui nous donne de précieux renseignements sur l'homme.
Depuis 1893, il y eut plusieurs rééditions de la "Correspondance", qui contiennent chacune quelques additions, jusqu'à la grande édition augmentée parue chez Conard en 9 volumes (1926-1933). A partir de l'enfance (les premières lettres sont de 1833), elle nous fait suivre les étapes de la formation de l'homme et de l'écrivain, la genèse de son oeuvre et constitue un document indispensable sur l'évolution des idées de Flaubert. Les événements extérieurs sont rares dans la vie de l'écrivain. Le voyage qu'il fit en Orient avec Maxime Du Camp de 1849 à 1851, y est évoqué en des pages mémorables où le pittoresque se mêle à la drôlerie et la simplicité enjouée à la splendeur sans apprêts de certaines descriptions. Le procès que lui valut la publication dans la "Revue de Paris" en 1857 de "Madame Bovary", les séjours de plus en plus espacés à Paris et même les rares aventures amoureuses de sa vie, par exemple ses longues relations avec Louise Colet qui devaient finir lamentablement à cause de l'incompréhension jalouse de la femme de lettres, n'y sont que rapidement mentionnés. Même l'unique passion de son existence, celle qu'il éprouvait pour Mme Schlésinger (voir "Education sentimentale") y est à peine indiquée.
La majeure partie de la "Correspondance" se rapporte à la vie laborieuse de Croisset et elle est toute pleine de la véritable passion de Flaubert pour l' art. Si ses jugements sur les nouveautés littéraires y sont à la fois pénétrants et hautains, c'est qu'il parle de l'élaboration de ses oeuvres et de ses vues esthétiques qu'il apparaît comme entièrement possédé par son sujet. Ces vues, il les exprime en particulier dans les lettres à Louise Colet écrites pendant la composition de "Madame Bovary", dans les lettres qu'il adressa à George Sand dans les années 1870, enfin dans les lettres à son "disciple" Guy de Maupassant, qui datent de la fin de sa vie. Il y expose en particulier la nécessité de l'union intime entre la pensée et la forme et de l'objectivité de l' art ("L' artiste doit être dans son oeuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout puissant, qu'on le sente partout mais qu'on ne le voie pas"), la priorité qui doit être accordée à la beauté en laquelle la vérité se fond et se montre mieux, le rôle de la morale dans l'oeuvre d'art, qui, selon lui, en est la condition nécessaire mais non le but. Ces idées, alors toutes nouvelles en France, trouvent dans ces lettres une expression énergique et décisive, qui permet de placer certains passages de la "Correspondance" à côté des écrits critiques de Baudelaire.
Enfin, dans toutes ses lettres à des intimes et en particulier au fidèle Louis Bouilhet, l'homme apparaît au naturel, avec ses violences et ses partis pris, mais aussi avec ses enthousiasmes de collégien, son goût de la grosse plaisanterie et du calembour, et surtout ses tristesses, son dégoût en face de la vie, ses angoisses devant les difficultés de son travail littéraire et les déceptions qu'il lui cause, enfin le regret devant son existence tout entière dépensée à la recherche de l'expression parfaite. Ici Flaubert n'essaie pas de faire oeuvre d'art et son style est heurté, rapide, violent, parfois même gauche, mais somme toute, infiniment plus vivant et plus spontanément coloré que celui de ses romans.
Dictionnaire des idées reçues, Gustave Flaubert 1911 :
Ouvrage de Gustave Flaubert (1821-1880), publié à Paris chez Conard en 1911.
Cet ouvrage, que Flaubert aurait certainement placé à la suite de Bouvard et Pécuchet, correspond à un projet ancien puisqu'il écrit à son ami Louis Bouilhet le 4 septembre 1850: «Tu fais bien de songer au Dictionnaire des idées reçues. Ce livre, complètement fait et précédé d`une bonne préface où l'on indiquerait comme quoi l'ouvrage a été fait dans le but de rattacher le public à la tradition, à l'ordre, à la convention générale, et arrangé de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non, ce serait peut-être une oeuvre étrange et capable de réussir.»
Précédé d'un double exergue _ «Vox populi, vox Dei» (comme dit la sagesse des nations) et «Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre» (Chamfort, Maximes) _, le Dictionnaire des idées reçues propose une liste de termes, rangés selon l'ordre alphabétique. Chaque mot est accompagné d'un bref texte que le titre _ du fait de la référence au genre sérieux et connu du dictionnaire _ invite à considérer comme une définition. En réalité, le texte emprunte au dictionnaire une certaine neutralité de ton et divers aspects formels _ l'exemple et la citation notamment _ pour tourner en dérision les «idées reçues», la doxa, les préjugés, les expressions toutes faites.
Flaubert n'est pas le seul, en son siècle, à avoir conçu le projet de recueillir dans un ouvrage les clichés de son temps. Le genre du sottisier, issu de la tradition satirique que le XIXe siècle retrouve et modernise dans divers genres littéraires ou iconographiques, est particulièrement à la mode à la fin des années 1870. Toutefois le texte de Flaubert se singularise par une froide neutralité des énoncés qui rend l'ensemble de l'entreprise ambigu, dérangeant _ et tel est bien le but visé à l'égard du lecteur. Le lieu commun est livré sans distance aucune, sans commentaire. Au lecteur d'en rire, de le reconnaître éventuellement comme sien. Flaubert lui-même n'échappe pas à ce système pervers, puisque l'on trouve dans sa Correspondance des expressions proches de celles du Dictionnaire des idées reçues. Il répond ainsi à George Sand, le 23-24 janvier 1867: «J'ai suivi vos conseils, chère maître. J'ai fait de l'exercice!» Or on peut lire dans son Dictionnaire: «Exercice. Préserve de toutes les maladies: toujours conseiller d'en faire.» Froid et ironique miroir, le texte joue à nous prendre en faute, tout autant qu'il nous invite à partager le plaisir de nous désolidariser de la vox populi et d'en repérer les insanités.
Certaines définitions exhibent l'étroitesse d'esprit et l'ostracisme du bourgeois _ «Art. Ça mène à l'hôpital. A quoi ça sert, puisqu'on le remplace par la mécanique qui fait mieux et plus vite.»; «Artistes. [La] Femme artiste ne peut être qu'une catin.» _ ou mettent en évidence son ignorance: «Fugue. On ignore en quoi cela consiste, mais il faut affirmer que c'est fort difficile et très ennuyeux.» D'autres encore traquent les inepties ou les tics verbaux: «Homo. Dire Ecce Homo! en voyant entrer l'individu qu'on attend»; «Agriculture. Une des mamelles de l'État (l'État est du masculin, mais ça ne fait rien). On devrait l'encourager. Manque de bras.» Il arrive également que les énoncés, renvoyés dos à dos, révèlent leur insanité: «Blondes. Plus chaudes que les brunes (voir Brunes)»; «Brunes. Plus chaudes que les blondes (voir Blondes).» Parfois même, le texte manifeste subrepticement une manie langagière de l'auteur: le travail des mots tient alors du narcissisme ludique et de la mise à distance ironique de soi. Ainsi, un lecteur de la Correspondance ne peut manquer de reconnaître une habitude de Flaubert épistolier dans une «définition» telle que celle-ci: «Exaspération. Constamment à son comble»; on peut aussi percevoir sa lucidité et son plaisir quant à ses propres tics: «Fulminer. Joli verbe.»
Protéiforme et savamment déroutant du fait de la diversité des procédés mis en oeuvre, le Dictionnaire des idées reçues est bel et bien agencé de telle sorte que le lecteur ne sait pas «si on se fout de lui, oui ou non».
La tentation de Saint Antoine, Gustave Flaubert 1874 :
Récit de Gustave Flaubert (1821-1880), publié dans sa forme définitive (troisième version) à Paris chez Charpentier en 1874. Des fragments de la deuxième version avaient été donnés dans l'Artiste: «la Reine de Saba» (21 décembre 1856), «la Courtisane et Lampito» (28 décembre 1856), «Apollonius de Thyane» (11 janvier 1857) et «les Animaux» (1er février 1857).
Dans ses trois versions, la Tentation de saint Antoine se présente sous une forme théâtrale: des didascalies, parfois fort longues, campent le décor et décrivent les actions des personnages; pour le reste, le texte est constitué de dialogues. L'oeuvre est déjà en germe dans un écrit de jeunesse de 1839 intitulé Smarh, vieux mystère: on y voit le héros éponyme, un ermite, affronter diverses figures allégoriques (la Femme, Satan, la Mort, etc.). La première version de la Tentation de saint Antoine date de 1849 et s'inspire d'un tableau de Peter Breughel contemplé à Gênes en 1845. On peut également y déceler l'influence du théâtre populaire de marionnettes du père Legrain _ que Flaubert prisait beaucoup et qui représentait souvent l'histoire de saint Antoine à Rouen _ et celle d'ouvrages tels que Faust de Goethe, Caïn de Byron et Ahasvérus d'Edgar Quinet. En 1849, Flaubert a déjà beaucoup écrit mais la Tentation de saint Antoine est le premier texte qu'il considère digne d'être publié. Ses amis Du Camp et Bouilhet, auxquels il lit son oeuvre, le persuadent de renoncer et de choisir un «sujet terre à terre»; Flaubert entreprend alors Madame Bovary. Ce renoncement n'est toutefois pas définitif puisque, en 1856, l'écrivain rédige une deuxième version: «Je biffe les mouvements (extra)-lyriques. J'efface beaucoup d'inversions et je persécute les tournures, lesquelles vous déroutent de l'idée principale» (lettre à Louis Bouilhet, 1er juin 1856). Cette fois, Flaubert se borne à publier quelques fragments dans l'Artiste. Enfin, après avoir achevé l'Éducation sentimentale, il compose, entre juillet 1870 et juin 1872, une troisième _ et ultime _ version, plus courte et plus dense que les précédentes, qui sera publiée intégralement et en volume deux ans plus tard.
Antoine, dans sa cabane, songe avec nostalgie à son passé: il souffre de sa solitude et pense à la jeune Ammonaria, qui a pleuré lorsqu'il est parti dans le désert, à son disciple Hilarion et aux multiples plaisirs dont il s'est privé (chap. 1). Diverses visions se présentent à lui et lui proposent de satisfaire sa gourmandise, de connaître la richesse et le pouvoir. L'ermite parvient à les écarter, mais la reine de Saba paraît et s'offre à lui; il la repousse (2). Surgit ensuite Hilarion, le disciple bien-aimé, dont l'aspect est devenu monstrueux. Il flatte Antoine, essaie d'éveiller son ambition, et lui démontre que les Écritures sont truffées de contradictions (3). Hilarion conduit Antoine parmi la «foule des hérésiarques» (4), puis le fait assister au défilé des «idoles de toutes les nations et de tous les âges» (5). La tentation de voir le Diable s'empare d'Antoine; celui-ci se montre aussitôt et s'envole avec l'ermite, exalté par cette traversée de l'espace aérien (6). Antoine, revenu près de sa cabane, se trouve en présence de deux femmes _ «la jeune» et «la vieille», «l'esprit de fornication et l'esprit de destruction». La luxure et la mort cèdent la place à divers monstres fabuleux, et Antoine assiste à la naissance de la vie. Après avoir formulé le souhait d'«être la matière», il «se remet en prière» alors que «le jour enfin paraît» (7).
La forme choisie pour la première Tentation de saint Antoine et à laquelle Flaubert restera fidèle dans les trois versions est celle d'un théâtre universel, montrant la totalité des croyances, puis la genèse de la matière et de la vie. Le lieu d'apparition des visions s'apparente à une scène _ «une plate-forme en demi-lune, et qu'enferment de grosses pierres» (chap. 1) _ et la durée de l'action, qui correspond à une nuit, rappelle le temps de la tragédie. Toutefois, le texte n'est guère représentable en tant que tel, et Flaubert ne le destinait pas à un avenir scénique. Il note d'ailleurs dans ses carnets: «Enlever tout ce qui peut rappeler un théâtre, une scène, une rampe.»
«Tout doit être réaliste»: l'écriture cherche en effet à générer une immédiateté des fantasmagories, à effacer la distance entre spectacle et spectateur. Sa magie et son pouvoir résident dans le fait que nommer équivaut à faire comparaître: il suffit que le saint prononce un mot, voire le pense simplement, pour que la chose surgisse. Lorsqu'il s'écrie par exemple: «Jésus, Jésus, à mon aide!», Apollonius _ lui-même une apparition _ lui répond: «Veux-tu que je le fasse apparaître, Jésus?» (4). Ainsi, les visions s'emboîtent les unes dans les autres, jusqu'au lecteur pour lequel Antoine lui-même figure le premier maillon de ces médiations successives. Hilarion, son disciple, illustre ce processus d'engendrement des représentations: tout d'abord fruit d'une hallucination, il orchestre ensuite le défilé des autres personnages (à partir du chapitre 4). L'ermite, spectateur des visions, se trouve par conséquent dans la posture du lecteur mais aussi dans celle de l'écrivain puisque son esprit et sa parole génèrent l'ensemble du spectacle, c'est-à-dire le texte lui-même. Le saint est une épiphanie de l'artiste, et l'oeuvre met à l'épreuve les mécanismes de la représentation, singulièrement la création et le fonctionnement du texte littéraire. Cela explique sans doute l'attachement et la constance de Flaubert à l'égard de ce projet: «C'est l'oeuvre de toute ma vie», écrit-il à Mlle Leroyer de Chantepie le 5 juin 1872.
La Tentation de saint Antoine explore les divers systèmes conçus pour penser l'homme et le monde. Plus exactement, elle en propose une sorte de panorama encyclopédique dont l'apparente objectivité ne saurait masquer la force destructrice. En effet, la multiplicité hétéroclite et contradictoire des croyances voue chacune d'entre elles à la dérision. L'oeuvre de l'artiste s'apparente alors à celle du diable qui démontre «qu'il n'y a rien» (6), que l'infini est une «dilatation du néant». Par l'hypertrophie des textes de régie et par la profusion des apparitions, elle produit effectivement l'impression d'une dilatation infinie. Seule la venue du jour parvient à mettre un terme, extérieur et arbitraire, au délire d'Antoine qui se «remet en prière», c'est-à-dire se réfugie dans une attitude maintes fois répétée et à l'évidence inopérante, puisqu'elle ne parvient pas à endiguer les tentations. Le défilé peut donc recommencer à tout instant, et les dernières lignes du texte proposent moins une véritable clôture qu'une interruption momentanée des visions, avérant l'empire du néant.
Le candidat, Gustave Flaubert 1874 :
Comédie en quatre actes et en prose de Gustave Flaubert (1821-1880), créée à Paris au théâtre du Vaudeville le 11 mars 1874, et publiée à Paris chez Charpentier la même année.
Flaubert, ainsi que l'attestent les témoignages de ses contemporains, sa correspondance, ses textes de jeunesse et ses projets inédits, s'est toujours beaucoup intéressé au théâtre. En 1863, il écrit, en collaboration avec Louis Bouilhet et Charles d'Osmoy, une féerie en dix tableaux intitulée le Château des cours qu'aucun directeur de salle n'accepte de monter. Plus tard, après la mort de Bouilhet survenue en 1869, Flaubert entreprend de rédiger une comédie en cinq actes dont son ami avait élaboré le scénario, le Sexe faible. Achevée en juin 1873, cette pièce ne sera pas non plus représentée mais Carvalho, le directeur du Vaudeville, encourage Flaubert à écrire une satire politique dont ce dernier a conçu le projet, le Candidat. Rédigée à partir de septembre 1873, la pièce, achevée à la fin de l'année, est acceptée par Carvalho mais l'échec est tel que Flaubert la retire au bout de quatre représentations.
Murel et Gruchet se rencontrent chez Rousselin, un riche bourgeois qui brigue la députation. Murel est amoureux de Louise, la fille de Rousselin que courtise également le jeune Onésime, fils du comte de Bouvigny. Ce dernier, en échange de son appui électoral, demande la main de Louise pour son fils mais Rousselin, indigné par la morgue du comte, refuse. Celui-ci déclare alors qu'il sera le candidat des conservateurs. Murel offre donc l'appui du parti libéral à Rousselin, qui l'accepte avec reconnaissance mais refuse toujours de lui accorder la main de sa fille. Dépité, Murel convainc Gruchet de se présenter pour faire échec à Rousselin (Acte I).
Rousselin donne quelques espoirs à Murel qui conseille alors à Gruchet de retirer sa candidature. Bouvigny a retiré la sienne mais, effrayé par la popularité croissante de Gruchet, il offre de nouveau son soutien à Rousselin au moment même où Murel vient lui apporter celui des socialistes. Tous se retirent mécontents. Julien Duprat, jeune poète et journaliste, fait la cour à Mme Rousselin (Acte II). Rousselin participe à une réunion électorale houleuse et reçoit une lettre anonyme lui révélant que sa femme le trompe. Gruchet dit à Rousselin qu'il retirera sa candidature si celui-ci renonce au recouvrement d'une dette qu'il a contractée auprès de lui (Acte III).
Rousselin accepte ce marché et accorde la main de sa fille à Murel. Peu après, on vient lui annoncer de la part du comte qu'il est certain d'être élu s'il donne sa fille à Onésime. Rousselin extorque à Louise son consentement, et apprend son élection alors même que Julien vient de devenir l'amant de sa femme (Acte IV).
L'intrigue du Candidat, fondée sur une cascade de retournements d'alliances électorales, n'est pas dépourvue d'une certaine répétitivité. Flaubert y propose une vision très critique et pessimiste de la politique, qui repose exclusivement sur les ambitions et les intérêts personnels. La satire n'épargne aucun parti et le pouvoir est ainsi privé de toute légitimité. Rousselin, qui finit par obtenir la députation, est une sorte de marionnette que tous manipulent: Murel et Bouvigny pour obtenir la main et donc la dot de sa fille, Gruchet pour se soustraire au remboursement de sa dette. Le fait qu'il apprenne sa victoire alors même qu'il est cocu _ et Flaubert n'hésite pas à user à cet égard des ressorts les plus traditionnels de l'adultère bourgeois _ est fort significatif: le vainqueur apparent est en fait berné sur tous les plans. Outre l'austérité du sujet et le cynisme avec lequel il est traité, cette dérision systématique des valeurs politiques explique sans doute le peu de succès de la pièce et le mécontentement général qu'elle suscita.
L’éducation sentimentale, Gustave Flaubert 1869 :
Roman de Gustave Flaubert (1821-1880), publié à Paris chez Michel Lévy en 1869. Après avoir songé à intituler ce roman, écrit entre le 1er septembre 1864 et le 16 mai 1869, les Fruits secs, et après avoir longtemps hésité _ au point de demander à son amie George Sand de lui trouver un titre _, Flaubert adopte finalement, «en désespoir de cause», le titre l'Éducation sentimentale, histoire d'un jeune homme: «Je ne dis pas qu'il soit bon, mais jusqu'à présent c'est celui qui rend le mieux la pensée du livre» (lettre à George Sand, 3 avril 1869). L'écrivain reprend ainsi un titre déjà utilisé pour une oeuvre de jeunesse _ rédigée de 1843 à 1845 _ qu'il ne souhaita jamais publier (voir l'Éducation sentimentale, version de 1845), et qui n'a à peu près de commun avec l'oeuvre présente que le titre, le sous-titre étant propre au roman de 1869. La rédaction de l'ouvrage, dont Flaubert précise à maintes reprises le projet dans sa Correspondance, s'accompagne d'une inquiétude tenace concernant un «défaut de conception» que l'auteur perçoit sans parvenir à le corriger: «Je veux faire l'histoire morale des hommes de ma génération; "sentimentale" serait plus vrai. C'est un livre d'amour, de passion; mais de passion telle qu'elle peut exister maintenant, c'est-à-dire inactive. Le sujet, tel que je l'ai conçu, est, je crois, profondément vrai, mais, à cause de cela même, peu amusant probablement. Les faits, le drame manquent un peu; et puis l'action est étendue dans un laps de temps trop considérable. Enfin, j'ai beaucoup de mal et je suis plein d'inquiétudes» (lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 6 octobre 1864). Dans l'ensemble, le roman fut mal accueilli par la critique qui lui reprocha notamment sa «sécheresse», c'est-à-dire de n'avoir «ni sentiment, ni passion, ni enthousiasme, ni idéal, ni aperçu, ni réflexion, ni profondeur» (article de J. Barbey d'Aurevilly paru dans le Constitutionnel le 19 novembre 1869).
Première partie. En 1840, le jeune bachelier Frédéric Moreau aperçoit, sur le bateau qui le mène à sa ville natale de Nogent-sur-Seine, la belle Mme Arnoux dont il tombe immédiatement amoureux; elle est la femme de Jacques Arnoux, un petit bourgeois médiocre et débonnaire (chap. 1). Frédéric retrouve bientôt Deslauriers, son ami de toujours, et les deux jeunes gens évoquent avec enthousiasme leurs projets d'avenir (2). La première année parisienne de Frédéric, inscrit à la faculté de droit, se déroule dans l'ennui et la pensée de Mme Arnoux (3), chez laquelle il parvient à se faire introduire par le bohème Hussonnet (4). En raison de la précarité de sa fortune, le jeune homme se résigne cependant à la vie de province, mais un héritage inespéré lui permet de regagner Paris (5-6).
Deuxième partie. Frédéric partage sa vie entre le foyer des Arnoux, la maison d'une lorette nommée Rosanette _ qui est la maîtresse d'Arnoux _ et, parfois, le salon des Dambreuse, bourgeois riches et influents (chap. 1-2). Il n'ose déclarer son amour à Mme Arnoux mais devient le confident de ses peines conjugales tout en étant l'ami du mari (3). Après un duel à propos de Rosanette, Frédéric part pour Nogent (4). Il y est bientôt considéré comme le fiancé de la jeune Louise Roques qui l'aime et se donne à lui mais, qu'il délaisse pour retourner à Paris (5). Il avoue enfin son amour à Mme Arnoux, qui le partage mais l'exige platonique; Frédéric devient finalement l'amant de Rosanette (6).
Troisième partie. Frédéric assiste en spectateur aux événements de 1848 et fréquente de plus en plus assidûment le salon des Dambreuse (chap. 1- 2). Il vit avec Rosanette, qui attend un enfant, et courtise Mme Dambreuse dont il fait sa maîtresse (3). Le mari de cette dernière meurt et elle propose à Frédéric de l'épouser; il accepte tout en continuant sa vie avec Rosanette, bouleversée par la mort soudaine de leur enfant (4). Les Arnoux, ruinés, quittent la France et Frédéric, las de Rosanette et de Mme Dambreuse, décide de se marier avec Louise, mais celle-ci a épousé Deslauriers; Frédéric regagne une fois de plus Paris (5). Bien des années plus tard, en 1867, il reçoit la visite de Mme Arnoux vieillie et tous deux évoquent leur amour avec nostalgie avant de se séparer pour toujours (6). Frédéric, pas plus que Deslauriers, avec lequel il est réconcilié, n'a su réaliser ses aspirations de jeunesse et il poursuit désormais son existence de «petit bourgeois» (7).
En dépit de son titre, qui l'inscrit dans la tradition du roman d'apprentissage, l'Éducation sentimentale est avant tout un roman de l'échec, de la faillite tant individuelle qu'historique. La vie se répète plutôt qu'elle ne progresse; elle apparaît comme une fade succession d'avortements plutôt que comme une ferme trajectoire aboutissant à la réalisation d'un but. Le dénouement est explicite à cet égard: alors que Frédéric et Deslauriers _ «Celui qui avait rêvé l'amour, celui qui avait rêvé le pouvoir» (III, 7) _ résument leur vie et se demandent pourquoi ils l'ont «manquée», c'est dans un souvenir d'adolescence qu'ils trouvent ce qu'ils ont «eu de meilleur» (III, 7): mais ce souvenir est celui d'un acte manqué, inabouti: les deux jeunes gens vont chez les filles mais, au dernier moment, ils se sauvent au lieu d'entrer. Désirs inaccomplis, insatisfactions récurrentes dans lesquelles on semble se complaire: tel est le bilan de cette dérisoire «éducation».
L'amour de Frédéric pour Mme Arnoux est exemplaire à cet égard. Sincèrement épris, au point d'être incapable de vraiment aimer tout autre femme, le jeune homme retarde pourtant indéfiniment le moment de l'aveu: «Depuis le matin, il cherchait l'occasion de se déclarer; elle était venue. D'ailleurs, le mouvement spontané de Mme Arnoux lui semblait contenir des promesses [...]. Mais, quand il fut assis près d'elle, son embarras commença; le point de départ lui manquait» (II, 3). Frédéric vit ainsi de promesses toujours reconduites, de désirs en permanence frustrés. La jouissance ne réside pas dans l'acte, mais dans l'hypothèse future et improbable de sa réalisation. Ainsi, Frédéric ne cesse de conjuguer son amour au conditionnel _ «Elle serait là, quelque part, au milieu des autres, cachant sous son voile ses pleurs d'enthousiasme; ils se retrouveraient ensuite» (I, 5) _, jusqu'au jour où il convient d'employer désormais le futur antérieur _ «N'importe, nous nous serons bien aimés» (III, 6). Entre-temps, rien n'a eu lieu au présent car cet amour, entre promesse et nostalgie, s'est déployé dans l'irréel. Entre-temps aussi, la réalité a consacré l'avènement de multiples et décevantes substitutions. L'amitié du mari semble parfois compenser la non-possession de la femme, jusqu'aux limites de l'ambiguïté, comme durant cette nuit au poste de la garde nationale où Arnoux et Frédéric partagent le même lit de camp (III, 1): le premier s'endort en balbutiant «Ma chérie! mon petit ange!» alors que le second se transporte en imagination aux côtés de Mme Arnoux. En outre, Arnoux est l'amant de Rosanette et cette dernière devient la maîtresse de Frédéric «dans le logement préparé pour l'autre» _ Mme Arnoux bien sûr _ alors que les «fleurs n'étaient pas encore flétries» (II, 6). Enfin, pour surmonter «la désillusion de ses sens» qui accompagne la possession de Mme Dambreuse, Frédéric a encore recours à d'imaginaires substitutions: «Il n'en feignait pas moins de grandes ardeurs; mais, pour les ressentir, il lui fallait évoquer l'image de Rosanette ou de Mme Arnoux» (III, 4).
Sur tous les plans, le roman ne cesse de révéler piétinements et impasses. En effet, outre la trame romanesque principale, consacrée à l'amour constant et inassouvi de Frédéric pour Mme Arnoux _ trop bourgeois et moderne pour acquérir une dimension véritablement tragique _, maints épisodes romanesques sont construits selon cette logique dominante de l'échec. Ainsi, le duel entre Frédéric et Cisy, loin de constituer une péripétie héroïque, avorte dans le ridicule: avant même que le combat n'ait été engagé, Cisy tombe «sur le dos, évanoui» (II, 4). Rien n'advient, rien n'échappe au ressassement: les divers projets de mariage de Frédéric tournent court, tout comme ses velléités de s'enrichir ou d'entreprendre une carrière politique. Alors que tout est offert et semble possible, une subreptice et invincible corrosion impose sa loi.
Sur le plan historique, le progrès n'est pas davantage de mise. L'intrigue se déroule sur fond d'émeutes et de bouleversements politiques _ la révolution de 1848, le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte _ et le roman tisse de multiples échos tant narratifs que symboliques entre la fiction et l'Histoire: la vente aux enchères des biens des Arnoux, que la ruine a contraints de quitter la France, se déroule par exemple en même temps que l'effondrement de la République (III, 5). La faillite sociale du couple répond, en mineur, à une défaite historique majeure.
L'Histoire, dans l'Éducation sentimentale, apparaît comme un enchaînement de faits mesquins et stupides _ «Frédéric ne comprenait rien à tant de rancune et de sottise» (III, 5) _ et comme un cruel démenti apporté aux idéaux. Mais cela, Flaubert le montre; il ne le dit pas. Fidèle à son esthétique impersonnelle, il laisse la réalité témoigner d'elle-même. Le destin de deux camarades de Frédéric, Dussardier et Sénécal, est fort significatif à cet égard. Le premier est un ouvrier quelque peu romantique et idéaliste, le second est un socialiste doctrinaire. Tous deux participent avec enthousiasme aux événements de février 1848 _ durant lesquels «les ouvriers et les bourgeois s'embrassent» (III, 1) _ mais, en juin 1848, lors de l'insurrection qui oppose le peuple et la bourgeoisie, ils se retrouvent dans deux camps adverses: Dussardier, non sans quelque malaise, défend la République contre les insurgés, parmi lesquels se trouve Sénécal, bientôt écrasés avec violence (III, 1). Plus tard, lors du coup d'État de 1851, Dussardier est tué par un agent: Sénécal (III, 5). On ne saurait mieux montrer la circularité de l'Histoire, son inaptitude foncière à progresser. Les convictions s'annulent et s'anéantissent, l'horreur côtoie inexorablement la bêtise. Le roman saisit les régimes politiques au moment de leur chute car tout est caduc dans le domaine public, tout comme dans la sphère privée, et ne propose aucune figure de la légitimité.
Le malaise de Flaubert lorsqu'il écrit l'Éducation sentimentale, ses inquiétudes relatives au «défaut de conception», à l'absence du «trait de force» (lettre à Duplan, 24-25 janvier 1868) sont donc la traduction de la teneur même du texte et le signe d'une écriture qui, à l'image de son objet, est contaminée par la dissolution, vouée aux réitérations et à l'insignifiance. De là procèdent la force et la justesse du roman: Flaubert s'interdit, non sans pessimisme, il est vrai, de parer l'existence d'une cohérence et d'un héroïsme illusoires.
Mœurs de province, Gustave Flaubert 1856 :
Roman de Gustave Flaubert (1821-1880), publié à Paris en feuilleton dans la Revue de Paris du 1er octobre au 15 décembre 1856, et en volume chez Michel Lévy en 1857. Après diverses oeuvres de jeunesse _ jugées comme telles par Flaubert qui n'envisagea jamais de les publier _ et la Tentation de saint Antoine (première version) _ texte encore insatisfaisant et qui fera l'objet de deux autres rédactions _, Flaubert, de 1849 à 1851, voyage en Orient. Dès son retour, il se consacre à Madame Bovary qu'il rédige entre septembre 1851 et avril 1856. Désormais, il a trouvé son écriture propre et il désire livrer son oeuvre au public. Or, le 29 janvier 1857, il doit comparaître devant la justice: le réquisitoire de l'avocat impérial prétend démontrer le caractère scandaleux du roman, tant du point de vue moral que du point de vue religieux; selon Me Pinard, la «couleur générale de l'auteur [...], c'est la couleur lascive». Flaubert est finalement acquitté mais, atterré et dégoûté par cette affaire, il songe à interdire la publication de son ouvrage. Pressé par son éditeur, il accepte tout de même que Madame Bovary paraisse. Mal accueilli, dans l'ensemble, par la critique, le roman, grâce à la publicité du procès, remporte néanmoins un grand succès de vente.
Première partie. Charles Bovary, après de médiocres études, s'est établi comme médecin à Tostes, un village de Normandie, où il a épousé une veuve «laide» et «sèche» (chap. 1). Il rencontre, lors d'une consultation, Emma Rouault, la fille du fermier des Berteaux et, peu de temps après la mort soudaine de sa femme, il épouse la jeune fille (2-4). Emma, au contraire de son mari, n'est pas heureuse: cette union ne correspond pas à ses rêves d'adolescente romanesque (5-7). Après un bal au château de La Vaubyessard, fugitif mirage de luxe et de bonheur (8), elle sombre dans une morosité accrue et Charles décide d'aller l'installer à Yonville-l'Abbaye: il espère que la vie dans un gros bourg distraira sa femme, alors enceinte (9).
Deuxième partie. A Yonville, le couple fait la connaissance du pharmacien Homais et d'un jeune clerc, Léon Dupuis (chap. 1-2). Une tendre complicité s'installe entre Emma et le jeune homme (3-5), mais ce dernier, ne se croyant pas aimé, part terminer son droit à Paris (6). Emma rencontre ensuite Rodolphe Boulanger, cynique et aristocratique séducteur, dont elle devient la maîtresse (7-9). Effrayé par l'ardeur de l'amour qu'il inspire, Rodolphe abandonne brutalement Emma qui pensait fuir avec lui (10-13). Plus tard, lors d'une soirée à Rouen, Charles et sa femme retrouvent par hasard Léon (14-15).
Troisième partie. Ce dernier est bientôt l'amant d'Emma, qui invente divers prétextes pour le retrouver à Rouen (chap. 1-5). Sommée par Lheureux, son créancier, de rembourser les multiples dettes qu'elle a contractées, Emma s'empoisonne à l'arsenic (6-7). Charles, désespéré et ruiné, meurt, après avoir trouvé dans les papiers de sa femme les preuves de son infidélité (8-11).
Le titre du roman contient déjà toute la portée tragique de l'oeuvre: en effet, le destin d'Emma est de ne pouvoir échapper à un nom, c'est-à-dire à son mariage et à sa condition sociale. D'emblée, elle est prisonnière, vouée à occuper une place déterminée dans une structure préexistante. Ainsi, alors que le lecteur attend le personnage féminin éponyme, le roman le met tout d'abord en présence d'un «pauvre garçon» (I, 1) ridiculisé par ses camarades de collège, qui tournent en dérision le «nom inintelligible» (ibid.) qu'il a bredouillé: «Charbovari» est le premier avatar du nom. La scène inaugurale du roman opère donc un double décalage par rapport au titre: Bovary est d'abord une identité masculine, et celle-ci, appropriée et déformée par les autres, se constitue avec peine. La tragédie d'Emma sera d'endosser à son tour ce nom ridicule, porté par un «pauvre diable» (ibid.). En effet, de même que le premier chapitre est consacré à Charles, les derniers portent également sur lui: la vie de l'héroïne est donc, à l'intérieur de la structure romanesque, enchâssée dans une autre destinée. Telle est la teneur fondamentale de la tragédie d'Emma: elle est condamnée à être Madame Bovary. L'habile Rodolphe saura exploiter une telle situation dans ses propos séducteurs: «Madame Bovary!... Eh! tout le monde vous appelle comme cela!... Ce n'est pas votre nom, d'ailleurs; c'est le nom d'un autre» (II, 9). A une époque où l'identité de la femme ne peut se constituer de manière autonome, c'est-à-dire autrement que par le mariage, Emma n'avait d'ailleurs pas le choix: si Charles, de par l'ordonnance des chapitres, encadre son existence, c'est parce que le sort de la femme est inféodé à celui de l'homme, singulièrement dans le contexte étriqué de la vie provinciale. Le sous-titre du roman, «Moeurs de province», désigne clairement la portée sociale exemplaire de l'histoire qu'il narre.
En outre, le commencement du roman joue à tromper, de façon significative, l'attente du lecteur. En effet, alors que le titre nous invite à découvrir dans le texte la traditionnelle héroïne, nous trouvons par deux fois l'identité de «Madame Bovary» attribuée à des personnages qui n'occupent pas le centre de la scène romanesque: la mère de Charles, puis sa première femme. Autrement dit, Emma se voit là encore affecter une identité qui lui préexiste. Alors que ses rêves d'adolescente, nourris de lectures romanesques, lui avaient fait espérer une vie aussi passionnante et unique que celles qu'on trouve dans les livres, elle fait l'expérience de la réalité, c'est-à-dire de la déception et de la répétition. Le réel déjoue les mirages de la fiction: la jeune Emma, en devenant Madame Bovary, devient une femme comme tant d'autres _ en l'occurrence, comme les deux autres qui l'ont précédée dans le roman. L'héroïne romanesque de Flaubert n'est pas un être d'exception. Elle est au contraire ordinaire, et c'est cela qui la rend vraie et fait sa force. La tragédie moderne est celle du quotidien.
Le tragique d'une existence est révélé à travers les détails, à travers les riens de la vie de tous les jours, qui sont en fait lourds de sens: «Mais c'était surtout aux heures des repas qu'elle n'en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés humides» (I, 9). Flaubert, qui use savamment du discours indirect libre dans l'ensemble du roman, laisse planer le doute quant au point de focalisation d'une telle description: elle peut tout aussi bien émaner du regard du narrateur extérieur à l'histoire que de celui d'Emma. En tout cas, le lecteur est pris dans cette vision d'un quotidien qui semble objectivement insupportable. Une porte, un mur résument l'horreur d'une destinée: «Toute l'amertume de l'existence lui semblait servie sur son assiette» (ibid.).
L'intériorité des personnages est ainsi souvent dessinée par le biais des objets sur lesquels se porte leur regard, procédé qui ajoute à la vraisemblance psychologique. Flaubert dépeint des êtres qui s'ignorent largement, incapables d'analyser en profondeur et de verbaliser exactement leurs expériences: «Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris» (ibid.), écrit-il à propos de Madame Bovary. Charles, personnage fruste, est encore plus ignorant de lui-même. Ainsi, le sentiment amoureux que lui inspire Emma n'est pas désigné comme tel, mais le désir se dévoile à travers le regard porté sur elle: «Et, la tête en arrière, les lèvres avancées, le cou tendu, elle riait de ne rien sentir, tandis que le bout de la langue, passant entre ses dents fines, léchait à petits coups le fond du verre» (I, 3.). La sensualité d'Emma est à la fois montrée en tant que telle et comme produite par l'ardeur des yeux qui la contemplent.
La subjectivité ne se dévoile donc guère sous la forme du discours intérieur; elle est plutôt prise en charge par la neutralité apparente de la description. Le lecteur a ainsi l'impression que, si l'histoire tourne mal, «c'est la faute de la réalité», pour reprendre, modifiée, la dernière phrase prononcée par Charles avant sa mort: «C'est la faute de la fatalité!» (III, 11). Au fond, c'est à peu près la même chose: Madame Bovary démontre l'impossibilité d'échapper à la réalité, laquelle reprend d'ailleurs pleinement ses droits à la fin du roman. Celui-ci s'achève en effet sur l'apothéose du pharmacien Homais, incarnation des valeurs bourgeoises triomphantes: «Il vient de recevoir la croix d'honneur» (III, 11). Le pragmatisme vainqueur dit la faillite de l'idéal et du rêve dans le monde tel qu'il est.
Outre les descriptions, les séquences narratives sont également construites de manière que les faits dégagent d'eux-mêmes leur propre commentaire. Par exemple, un habile montage frappe d'emblée de dérision la scène durant laquelle Rodolphe séduit Emma (II, 8). L'épisode se déroule en effet sur fond de fête rurale, en l'occurrence les comices agricoles. Or, non content d'inscrire la rencontre amoureuse dans un contexte trivial et éminemment provincial _ qui invalide d'emblée les rêves de fuite que forgera plus tard Emma _, Flaubert juxtapose sans transition deux textes hétérogènes: le dialogue amoureux et les discours de «M. le Conseiller» puis de «M. le Président». L'écrivain n'était pas mécontent de cette trouvaille: «J'ai un fouillis de bêtes et de gens beuglant et bavardant, avec mes amoureux en dessus, qui sera bon, je crois» (lettre à Louise Colet, 22 septembre 1853). Plus la scène avance et plus le rythme de l'alternance s'accélère: «Et il saisit sa main; elle ne la retira pas. "Ensemble de bonnes cultures!" cria le président. _ Tantôt, par exemple, quand je suis venu chez vous... "A M. Bizet, de Quincampoix." _ Savais-je que je vous accompagnerais? "Soixante et dix francs!" _ Cent fois même j'ai voulu partir, et je vous ai suivie, je suis resté. "Fumiers."» (II, 8).
L'expression du sentiment vient lamentablement et ridiculement buter sur la plus grossière réalité. Ce télescopage de deux ordres de discours est en lui-même éloquent. De plus, le lecteur sait que Rodolphe joue la comédie pour séduire, si bien que la version subjective d'Emma, qui vient ensuite, apparaît à la fois risible et pitoyable: «Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire; une immensité bleuâtre l'entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l'existence ordinaire n'apparaissait qu'au loin, tout en bas, dans l'ombre, entre les intervalles de ses hauteurs» (II, 9). Les comices et leur symbolique «fumier», grâce au système narratif qui les a abruptement mêlés à la naissance de l'amour, ont eu soin de prévenir le lecteur que «l'existence ordinaire» demeure toujours au premier plan. Madame Bovary ou la tragédie de l'impossible ascension: le subtil travail narratif de Flaubert en dit plus long que bien des commentaires n'auraient pu le faire.
La scène d'amour entre Emma et Léon (III, 1) _ dont on reprocha à Flaubert le caractère scandaleux _ est, elle aussi, construite d'une façon singulière: «on» voit de l'extérieur le fiacre dans lequel se trouve le couple. La «fureur de la locomotion» d'une voiture s'offre aux «grands yeux ébahis» des «bourgeois», et se donne comme équivalent symbolique de l'acte amoureux voilé au regard. Cette voiture «plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire», emportée dans une course frénétique «sans parti pris ni direction, au hasard» est à l'image de la vie d'Emma, livrée au désordre et au désarroi.
La critique et, à travers le procès, l'idéologie bourgeoise dominante à l'époque ont surtout été choquées par la froide neutralité du roman, par l'adoption d'un point de vue narratif en forme d'observation quasi clinique: une caricature de Loriot représente Flaubert en train de disséquer littéralement Madame Bovary. Effectivement, le texte demeure impartial à l'égard de son héroïne: ni pitié ni mépris ne sont là pour guider notre lecture, pour proposer de rassurants repères. Par là, c'est implicitement le système des valeurs de son temps que Flaubert rejette, et c'est sans doute ce qui explique que son écriture ait été perçue comme aussi provocante.
Cette neutralité narrative confère au roman sa force de vérité. Madame Bovary est à la fois grande et misérable, pathétique et ridicule. Elle peut paraître, pour un regard dont l'origine reste indécise _ celui du lecteur peut-être _, «sublime»: «Ne semblait-elle pas traverser l'existence en y touchant à peine, et porter au front la vague empreinte de quelque prédestination sublime?» (II, 5). Ailleurs, ses hésitations la rendent pitoyable. Au fond, Madame Bovary est aussi complexe et contradictoire que la réalité, et c'est cela qui rend le personnage attachant et convaincant. C'est ainsi qu'elle valut à Flaubert une longue amitié épistolaire avec une lectrice qui s'était reconnue en elle, et qui pensait que Flaubert s'était inspiré d'une personne réelle pour constituer son personnage. Il prit soin de la détromper: «Madame Bovary n'a rien de vrai. C'est une histoire totalement inventée; je n'y ai rien mis de mes sentiments ni de mon existence. L'illusion (s'il y en a une) vient au contraire de l'impersonnalité de l'oeuvre. C'est un de mes principes, qu'il ne faut pas s'écrire. L'artiste doit être dans son oeuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant; qu'on le sente partout, mais qu'on ne le voie pas» (lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 18 mars 1857). Avec son premier véritable roman, Flaubert met au point une esthétique à laquelle il demeurera toujours fidèle.
Enfin, si Flaubert a choqué ses contemporains, c'est aussi parce qu'il a exclu de l'univers romanesque toute perspective transcendante. L'idéal qu'Emma _ version féminine et moderne de don Quichotte _ s'est forgé à travers ses lectures se révèle dérisoire, mais aucun autre ne lui est substitué. La croyance religieuse, incarnée par l'abbé Bournisien, et la foi dans le progrès, incarnée par le pharmacien Homais, n'échappent pas non plus à la médiocrité. Le dialogue de ces deux personnages, face à face durant la veillée mortuaire d'Emma, ne peut que renvoyer chacun de leurs discours à ses propres impasses: «Ils s'échauffaient, ils étaient rouges, ils parlaient à la fois, sans s'écouter; Bournisien se scandalisait d'une telle audace; Homais s'émerveillait d'une telle bêtise» (III, 9). Même morte, Emma reste cernée par les misères de la banalité, par la tragique ineptie de la réalité.
Mémoires d'un fou, Gustave Flaubert 1901 :
Ouvrage de Gustave Flaubert (1821-1880), publié à Paris en feuilleton dans la Revue blanche de décembre 1900 à février 1901, et en volume chez Floury en 1901.
Cette oeuvre, assez brève et rédigée à la première personne, a sans doute été écrite durant l'automne de 1838. Largement autobiographique _ en dépit du désir du jeune auteur de parvenir à une écriture moins directement inféodée à l'expression personnelle, c'est-à-dire d'accéder à la création littéraire _, le texte décrit la vie intérieure tourmentée d'un adolescent. Flaubert y retrace notamment sa rencontre avec Elisa Schlesinger _ Maria dans les Mémoires d'un fou _, une jeune femme qui lui inspira une passion ardente et secrète et qui préfigure la Mme Arnoux de l'Éducation sentimentale. L'écrivain ne songea jamais à livrer cet ouvrage à la publication.
Après une Dédicace à un ami très cher, Alfred Le Poittevin, et un premier chapitre aux allures de préface, directement adressé au lecteur, le narrateur entreprend «l'histoire de [sa] vie», c'est-à-dire, précise-t-il, de «[sa] pensée» (chap. 2). Dès sa prime adolescence, il a éprouvé une profonde «aversion pour les hommes» (3). Peuplé de rêveries et d'«effroyables visions» (4), son esprit s'est nourri de lectures romantiques qui lui ont «faussé le goût et le coeur» (5). Las de tout et désespéré avant même d'avoir vécu (6-9), à quinze ans, il rencontre, lors de vacances familiales au bord de la mer, une jeune femme mariée, Maria, dont il tombe aussitôt passionnément amoureux sans en rien révéler à personne (10-13). Il retourne au collège et comprend que le sentiment tendre et sensuel auparavant éprouvé pour une jeune fille, Caroline, n'était pas vraiment de l'amour. L'expérience de la volupté ne lui apporte que dégoût et il ne peut détacher sa pensée de Maria (14-17). Tout _ l'art, la vie, l'humanité _ lui paraît vain, promis à la mort et au néant. Après deux ans, il retourne sur les lieux où il a rencontré Maria, fait ses adieux à cet amour de sa jeunesse et se livre à une ultime méditation sur la mort (18-23).
Cette oeuvre, au statut et à l'unité problématiques, manifeste les tensions d'une écriture qui se cherche. Le texte tente à plusieurs reprises de se définir mais n'y parvient que de façon négative: «Ce n'est point un roman ni un drame avec un plan fixe» (chap. 1). Le commencement est difficile et comme trébuchant. La première phrase du chapitre 2 semble ouvrir véritablement les Mémoires _ «Je vais donc écrire l'histoire de ma vie» _ mais la fin du chapitre 9, «après trois semaines d'arrêt», voue ce qui précède au néant: «Je suis si lassé que j'ai un profond dégoût à continuer, ayant relu ce qui précède [...]. Ici commencent véritablement les Mémoires.» Ailleurs, le morcellement s'affiche comme tel: «Le fragment qu'on va lire avait été composé en partie en décembre dernier, avant que j'eusse eu l'idée de faire les Mémoires d'un fou [...]. Le voici tel qu'il était» (15). La Dédicace avoue d'emblée la part d'échec que comporte l'entreprise: «J'avais d'abord voulu faire un roman intime [...]; mais peu à peu, en écrivant, l'impression personnelle perça à travers la fable, l'âme remua la plume et l'écrasa.» On perçoit ici comme le pressentiment de ce que sera la future esthétique flaubertienne, refusant à l'auteur toute expression directe de soi à l'intérieur de l'oeuvre. Pour l'instant, l'implication personnelle est revendiquée comme garant d'authenticité: «C'est un serment que j'ai fait de tout dire» (15). Quant à l'identité que s'octroie l'auteur _ «C'est un fou qui a écrit ces pages» (Dédicace) _, elle permet tout à la fois d'expliquer et de rédimer les désordres de l'écriture: «On aurait tort de voir dans ceci autre chose que les récréations d'un pauvre fou! Un fou!» (1). En dépit de ses maladresses, d'un lyrisme parfois excessif et fortement imprégné de romantisme, l'oeuvre frappe par la sincérité de ses accents, souvent douloureux et désespérés.
Novembre, Gustave Flaubert 1910 :
Fragments de style quelconque. Roman de Gustave Flaubert (1821-1880), publié dans le deuxième tome des Oeuvres de jeunesse inédites à Paris chez Conard en 1910.
Ce texte vraisemblablement commencé à la fin de 1840, fut achevé par Flaubert le 25 octobre 1842. Selon l'écrivain, Novembre a été «la clôture de [sa] jeunesse» (lettre à Louise Colet, 2 décembre 1846). Bien qu'il n'ait jamais voulu publier cette oeuvre, Flaubert la montrait assez volontiers à ses amis ou connaissances littéraires, sans doute parce qu'il la jugeait plus réussie que ses autres textes de jeunesse.
Un narrateur entreprend le récit, à la première personne, de «[sa] vie perdue». Enfant puis adolescent, triste et rêveur, il a épuisé par l'imagination son profond et brûlant désir d'aimer, si bien que, en dépit de sa virginité, il est devenu indifférent à l'amour. A dix-huit ans, il découvre la volupté avec Marie, une jeune et belle prostituée qui lui conte son histoire. Devenue à seize ans la maîtresse d'un vieil homme riche, elle a mené la vie d'une «grande dame» courtisée. Malgré son extrême sensualité et ses multiples amants, elle n'a jamais connu l'amour. Elle a volontairement renoncé à sa vie de «reine» pour se livrer à la prostitution, avec le secret espoir de trouver un jour l'homme capable de lui inspirer de l'amour. Marie étreint violemment le narrateur en lui disant qu'il est cet homme. Bouleversé, il reste silencieux. Lorsqu'il revient voir la jeune femme, elle a disparu. Il la cherche partout, car il l'aime «de plus en plus», mais en vain. Sa vie continue, morne, pleine d'ennui, sans amour. Un nouveau narrateur prend le relais du précédent après cette transition: «Le manuscrit s'arrête ici, mais j'en ai connu l'auteur.» Il relate la fin de la vie du héros: après avoir cherché refuge dans la boisson et l'opium, «usé par l'ennui», «il mourut, mais lentement, petit à petit, par la seule force de la pensée, sans qu'aucun organe fût malade, comme on meurt de tristesse».
Placé sous le signe symbolique de l'automne par son titre et sa première phrase _ «J'aime l'automne, cette triste saison va bien aux souvenirs» _ Novembre est une oeuvre dominée par la déréliction. A la fois ardents et impuissants, le narrateur et Marie y retracent une aventure similaire: «Sans nous connaître, elle dans la prostitution et moi dans la chasteté, nous avions le même chemin, aboutissant au même gouffre.» Leur rencontre pourrait les sauver, puisqu'ils s'aiment, mais le récit les sépare brutalement, sans réel souci d'explication ou de vraisemblance: «Je ne l'ai plus revue.» Très imprégné de romantisme, Novembre est une tragédie qui explicite d'emblée l'impossibilité de toute rédemption: «J'ai savouré longuement ma vie perdue.» En outre, l'oeuvre dresse le portrait d'une jeunesse inapte à vivre _ «Je suis né avec le désir de mourir» _, comme frappée de paralysie avant même d'avoir vécu. Sur le plan de l'esprit et sur celui du corps, le narrateur et Marie expérimentent la confrontation de l'infini du désir au principe de réalité. En ce sens, ils portent en germe les futurs personnages flaubertiens, tous plus ou moins voués à l'échec en raison de l'impossible concordance entre leurs aspirations et le réel.
Quoique Novembre soit une oeuvre encore largement autobiographique et sous l'emprise des modèles littéraires _ Chateaubriand notamment _, elle témoigne, comparée aux Mémoires d'un fou, d'un progrès en direction du romanesque et d'une originalité de l'écriture. Le passage de «je» à «il» manifeste la volonté de dépasser l'expression personnelle et le texte, en dépit de la rupture liée au changement de narrateur, trouve une unité et une rigueur de composition dont étaient souvent dépourvues les oeuvres précédentes.
Salambô, Gustave Flaubert 1862 :
Roman de Gustave Flaubert (1821-1880), publié à Paris chez Michel Lévy en 1862.
Rédigé entre septembre 1857 et avril 1862, ce roman est immédiatement postérieur à Madame Bovary. Flaubert, après s'être imposé l'ascèse d'un sujet moderne et d'une écriture ancrée dans la réalité quotidienne, choisit cette fois une «histoire qui se passe 240 ans avant Jésus-Christ» (lettre à Charles d'Osmoy, 22 juillet 1857) et à Carthage. L'écrivain se livre à un considérable travail de documentation: le roman s'inspire d'un récit de l'historien grec Polybe, mais Flaubert lit en outre de nombreuses études archéologiques et des ouvrages anciens; d'avril à juin 1858, il se rend sur les lieux mêmes de son roman. Toutefois, la compilation érudite et l'examen topographique sont plutôt prétextes à rêveries que garants d'une exacte reconstitution. En effet, Flaubert a souvent été tenté par des sujets antiques et orientaux, comme en témoignent Smarh (1839), les trois versions de la Tentation de saint Antoine (1849, 1856 et 1874) ou encore ce projet caressé lors de son voyage en Orient et qui annonce déjà Salammbô: «L'histoire d'Anubis, la femme qui veut se faire baiser par le dieu» (lettre à Louis Bouilhet, 14 novembre 1850). Mais ce qui l'attire cette fois avant tout, c'est l'absence presque totale de documents sur Carthage: «Il y a des fois où ce sujet de Carthage m'effraie [...] par son vide» (lettre à Jules Duplan, 9 mai 1857), et donc la possibilité de se livrer à une entreprise littéraire inédite: «Moi, j'ai voulu fixer un mirage en appliquant à l'Antiquité les procédés du roman moderne» (lettre à Sainte-Beuve, 23 septembre 1862). Si la critique accueillit dans l'ensemble le roman avec réticence, de nombreux écrivains, Gautier, Victor Hugo et Michelet notamment, témoignèrent à Gustave Flaubert leur admiration. Salammbô connut un grand succès commercial et engendra même toute une mode dont témoigne, entre autres, l'opéra de Moussorgski (1863).
Lors du festin offert par Carthage à ses mercenaires après la première guerre punique, Mâtho, un «Libyen de taille colossale», aperçoit Salammbô, la fille d'Hamilcar. Spendius, un esclave libéré par les mercenaires qui, échauffés par le festin, saccagent les jardins d'Hamilcar, veut pousser Mâtho à prendre la tête d'une révolte contre Carthage (chap. 1. «Le Festin»). Les Barbares vont finalement attendre à Sicca le paiement de leur solde mais le suffète Hannon, venu leur annoncer que la cité ne peut acquitter sa dette, les met en fureur et échappe de peu à la mort. Quant à Mâtho, il est obsédé par un furieux désir de posséder Salammbô (2. «A Sicca»). A Carthage, la jeune fille souffre aussi dans son amour mystique pour la déesse lunaire Tanit, protectrice de Carthage, dont elle est la prêtresse (3. «Salammbô»). Les mercenaires assiègent Carthage et le rusé Spendius pénètre dans la ville avec Mâtho en passant par l'aqueduc (4. «Sous les murs de Carthage»). Ils volent le voile sacré de Tanit: le zaïmph (5. «Tanit»). Le chef numide Narr'Havas s'allie aux mercenaires dont l'armée, dirigée par Mâtho, écrase celle des Carthaginois (6. «Hannon»). Le suffète Hamilcar Barca revient à Carthage et prend le commandement des forces puniques (7. «Hamilcar Barca»). Il remporte la bataille du Macar (8. «La Bataille du Macar»). Toutefois, son camp est bientôt encerclé par les mercenaires (9. «En campagne»). Schahabarim, grand prêtre de Tanit, ordonne à Salammbô d'aller récupérer le zaïmph, symbole magique de la puissance de Carthage (10. «Le Serpent»). Elle s'offre à Mâtho, s'empare du zaïmph puis rejoint son père qui la donne à Narr'Havas dont l'armée s'est ralliée aux forces puniques (11. «Sous la tente»). Hamilcar parvient à regagner Carthage, de nouveau assiégée par les mercenaires qui détruisent son aqueduc (12. «L'Aqueduc»). La cité, accablée par la soif, la faim et les épidémies, sacrifie ses jeunes fils au dieu Moloch (13. «Moloch»). Hamilcar sort de la ville avec son armée et parvient à enfermer puis à exterminer les mercenaires partis à sa poursuite dans le défilé de la Hache. L'armée de Mâtho est à son tour écrasée devant Carthage (14. «Le Défilé de la Hache»). Mâtho est livré au lynchage des Carthaginois, qui célèbrent leur victoire et le mariage de Narr'Havas avec Salammbô; cette dernière meurt brusquement lorsque le Libyen s'effondre à ses pieds, au terme de son atroce supplice (15. «Mâtho»).
Tout d'abord énigmatique, le titre du roman installe distance et différence. L'orthographe est étrange, dépayse et le signifiant impose son pouvoir d'envoûtement. Opaque et chantant, avec l'assonance en «a», l'allongement et l'ouverture de la deuxième voyelle produits par la double consonne puis la chute brève et comme suspendue dont l'accent du «ô» propose une équivalence visuelle, il s'apparente à une formule magique et fascine avant de faire sens. A cet égard, il est en parfaite harmonie avec le personnage féminin qu'il désigne. Toujours lointaine et mystérieuse, Salammbô est comme le pôle secret et sacré de ce roman dominé par la guerre et les figures masculines. Ainsi, bien que relativement peu de pages lui soient directement consacrées, hormis le troisième chapitre qui porte son nom, c'est à elle que le titre rapporte toute l'histoire. Elle n'agit guère, sauf lorsqu'elle se rend dans le camp des mercenaires pour récupérer le zaïmph, et encore la décision de cette entreprise appartient-elle à Schahabarim, mais elle est à l'origine des actions essentielles du roman: c'est pour elle que Mâtho veut conquérir Carthage; c'est parce qu'il croit les bruits insinuant que sa fille s'est donnée à Mâtho la nuit où il a dérobé le zaïmph qu'Hamilcar accepte de prendre le commandement de l'armée carthaginoise.
Le roman souligne cette force captivante de Salammbô par une topographie symbolique. La fille d'Hamilcar est presque toujours saisie dans une position de surplomb, comme lors de sa première apparition durant le festin des Barbares: «Le palais s'éclaira d'un seul coup à sa plus haute terrasse, la porte du milieu s'ouvrit, et une femme, la fille d'Hamilcar elle-même, couverte de vêtements noirs, apparut sur le seuil.» A la fin du roman, cette supériorité de Salammbô acquiert une dimension universelle: «Ayant ainsi le peuple à ses pieds, le firmament sur sa tête, et autour d'elle l'immensité de la mer, le golfe, les montagnes et les perspectives des provinces, Salammbô resplendissante se confondait avec Tanit et semblait le génie même de Carthage, son âme corporifiée.»
En choisissant pour titre le nom de son héroïne, Flaubert suggère également la portée cosmologique et mythologique du roman. En effet, à travers Mâtho et Salammbô, entre lesquels les noms, par la sonorité et l'orthographe, tissent déjà un lien secret, se joue l'impossible union du principe masculin et du principe féminin, du feu et de l'eau, du soleil et de la lune, ou encore de Moloch et de Tanit. De même que Salammbô apparaît comme une incarnation de Tanit, déesse lunaire de la fécondité _ «Elle se confondait avec la déesse elle-même» _, Mâtho s'identifie à Moloch, dieu solaire et destructeur _ «A présent, le génie de Moloch l'envahissait», «Elle avait peur de Moloch, peur de Mâtho». Ce processus de sacralisation est mis en place dès le début du roman. Après la première rencontre, le désir de Mâtho et de Salammbô est exprimé dans un registre qui excède l'humain: «Non! s'écria Mâtho. Elle n'a rien d'une autre fille des hommes!»; quant à Salammbô: «Des voix m'appellent, un globe de feu roule et monte dans ma poitrine, il m'étouffe, je vais mourir; [...] et je me sens écrasée comme si un dieu s'étendait sur moi.»
Les liens qui se tissent entre les deux personnages confèrent au roman sa portée tragique. Leur rapprochement est tout aussi nécessaire qu'il est impossible. Dès le début, un geste rituel les unit: «Elle lui versa dans une coupe d'or un long jet de vin pour se réconcilier avec l'armée.» Un Gaulois, le choix de cette nationalité correspondant sans doute à une volonté de mettre l'épisode en relation avec le mythe occidental de Tristan et Iseut par le biais du philtre magique, interprète ainsi le geste de Salammbô: «Chez nous, dit le Gaulois, lorsqu'une femme fait boire un soldat, c'est qu'elle lui offre sa couche.» A partir de là, le destin s'accomplit jusqu'à cette scène finale dans laquelle, le coeur de Mâtho ayant cessé de battre à l'instant même où le soleil a disparu dans la mer, Salammbô meurt avec en main une autre coupe, symbole de son mariage avec Narr'Havas: «Salammbô se leva comme son époux, avec une coupe à la main, afin de boire aussi. Elle retomba, la tête en arrière, par-dessus le dossier du trône, blême, raidie.» Unie à Mâtho jusque dans la mort, Salammbô ne saurait appartenir à un autre.
La guerre occupe cependant le premier plan de ce roman historique. Hormis Mâtho et Salammbô, peu de protagonistes se détachent d'une scénographie qui déploie avant tout de grandes masses humaines: d'un côté les Barbares et, en face, les Carthaginois. De part et d'autre, les figures de Spendius et d'Hamilcar sont les plus dessinées, avec celle de Narr'Havas qui oscille entre les deux camps. Plus lointaine encore, la silhouette de quelques personnages se détache parfois de la foule: celles du Gaulois Autharite ou du suffète Hannon par exemple. Pour le reste, l'écriture romanesque s'attache essentiellement à des entités collectives. Ainsi, la masse anonyme des mercenaires domine le texte à travers le «ils»: «Ils ne savaient que répondre à tant de discours», «Ils défilèrent par la rue de Khamon et la porte de Cirta», «Ils étaient joyeux de se retrouver», «Ils criaient, sautaient», le pronom indéfini «on» ou les tournures passives: «On rencontrait, à des intervalles réguliers, de petits temples quadrangulaires», «Puis les cultures se firent rares. On entrait tout à coup sur des bandes de sable.» A l'intérieur de ce grand ensemble, bigarré et pittoresque, des groupes encore s'isolent, des «malades», des «ivrognes», «les plus gais», «les uns», «les autres», surtout ceux formés par les nationalités diverses dont le texte se plaît à différencier les rites: «Les Grecs alignèrent sur des rangs parallèles leurs tentes de peaux; les Ibériens disposèrent en cercle leurs pavillons de toile; les Gaulois se firent des baraques de planches; les Libyens des cabanes de pierres sèches, et les Nègres creusèrent dans le sable avec leurs ongles des fosses pour dormir.» Ces variations internes, exotiques et archéologiques, confèrent une singulière magie au roman. Elles valent moins pour leur exactitude savante que pour leur envoûtante répétition, qui fait de la matière romanesque une sorte de grande masse mouvante et colorée.
Le conflit qui oppose les mercenaires à Carthage est, à première vue, celui du désordre contre l'ordre, de la force primitive contre la rationalité, de la barbarie contre la civilisation. Face à la troupe inorganisée et instable des mercenaires, Carthage offre l'image d'une cité riche, puissante et raffinée. Toutefois, le texte démontre le caractère factice et erroné d'une telle opposition. Lors du sacrifice des enfants à Moloch, les Barbares, qui aperçoivent de loin la scène, sont «béants d'horreur». D'ailleurs, la sauvagerie du peuple soi-disant civilisé se manifeste à maintes reprises, bien avant ce supplice que le désespoir, même aux yeux des Barbares, ne justifie pas tout à fait; voici par exemple le traitement réservé aux mercenaires restés dans la ville après le festin: «On fit à leurs corps d'infâmes mutilations; les prêtres brûlèrent leurs cheveux pour tourmenter leur âme; on les suspendit par morceaux chez les marchands de viande; quelques-uns même y enfoncèrent les dents.» Dans l'autre camp, le traitement réservé par les femmes puis les hommes aux prisonniers puniques est tout aussi horrible: «Elles les déchiraient sous leurs ongles; elles leur crevèrent les yeux avec les aiguilles de leurs chevelures. Les hommes y vinrent ensuite, et il les suppliciaient depuis les pieds qu'ils coupaient aux chevilles, jusqu'au front, dont ils levaient des couronnes de peau pour se mettre sur la tête.» Le roman ne prend parti ni pour Carthage ni pour les mercenaires, ni pour l'ordre ni pour la révolte. Théâtre de la cruauté, il met en scène la barbarie inhérente à l'humanité et la vanité de l'Histoire qui, de destruction en destruction, se répète: l'oeuvre se termine certes sur la victoire de Carthage, mais elle contient aussi implicitement sa défaite car le lecteur, s'il ignorait l'épisode retracé dans Salammbô, connaît l'avenir de Carthage qui sera rasée par les Romains. Avec l'Éducation sentimentale, Flaubert proposera, dans un contexte moderne, une vision de l'Histoire à bien des égards proche de celle de Salammbô.
Trois contes, Gustave Flaubert 1877 :
Recueil de trois récits de Gustave Flaubert (1821-1880), publié à Paris chez Charpentier en 1877. Il réunit «Un coeur simple», paru dans le Moniteur universel du 12 au 19 avril 1877, «la Légende de saint Julien l'Hospitalier», parue dans le Bien public du 19 au 22 avril 1877, et «Hérodias», paru dans la même revue et en même temps qu'«Un coeur simple».
Flaubert entreprend la rédaction de ces textes alors qu'il travaille à son dernier grand roman, Bouvard et Pécuchet. L'écrivain, qui traverse une période matériellement difficile _ en raison de la ruine familiale survenue en 1875 _ et moralement dépressive, trouve dans l'inspiration des contes et dans la brièveté de leur forme un répit salutaire. Alors que l'oeuvre flaubertienne s'élabore en général très lentement, les idées et les phrases viennent cette fois avec aisance et rapidité: chacun des textes est écrit en quelques mois, entre septembre 1875 _ lorsque Flaubert commence «la Légende de saint Julien l'Hospitalier», dont l'idée première remonte à 1846 _, et février 1877 lorsqu'il termine «Hérodias».
Un coeur simple. Félicité, qui a cinquante ans, est au service de Mme Aubain, une bourgeoise de Pont-l'Évêque (chap. 1). La servante est entrée dans cette famille à l'âge de dix-huit ans, après une cruelle déception amoureuse (2). Lorsque la fille de Mme Aubain, Virginie, part en pension, Félicité reporte son amour sur son neveu Victor, qui meurt quelque temps plus tard, ainsi que la jeune et fragile Virginie (3). Félicité voue alors une immense tendresse à Loulou, un perroquet dont on lui a fait cadeau, mais celui-ci meurt à son tour. La vieille servante a enfin la douleur de perdre Mme Aubain. Elle demeure seule pendant plusieurs années, coupée du monde par la surdité puis par la maladie. Lors de la Fête-Dieu, elle offre, pour orner le reposoir, sa plus précieuse richesse: Loulou empaillé, désormais pourri (4). Félicité agonise pendant que la procession parcourt la ville et, dans une ultime vision, le Saint-Esprit lui apparaît sous l'aspect d'un «perroquet gigantesque» (5).
La Légende de saint Julien l'Hospitalier. Deux mystérieuses prédictions accompagnent la naissance de Julien: il sera saint et empereur. L'enfant grandit et fait preuve d'une singulière cruauté. Lors d'une chasse, un cerf lui prédit qu'il tuera ses parents et, peu après, l'adolescent manque en effet accidentellement de les tuer. Affolé, il quitte le noble château familial (chap. 1). Il combat dans plusieurs armées, notamment dans celle de l'empereur d'Occitanie qui, en remerciement de son héroïque courage, lui offre la main de sa fille. Une nuit, pendant que Julien est à la chasse, ses parents, depuis longtemps à sa recherche, se présentent à sa femme, qui leur offre sa couche pour qu'ils se reposent. A son retour, Julien décèle, dans l'obscurité, cette double présence dans le lit conjugal et, croyant à une infidélité de sa femme, il égorge ses parents. Désespéré, il abandonne le château impérial (2). Après des années d'errance et de souffrance, il se met «au service des autres» en se faisant passeur. Une nuit, il fait traverser un lépreux auquel il cède sa nourriture et sa couche. Ce dernier est en fait «Notre-Seigneur Jésus», venu emporter Julien «dans le ciel» (3).
Hérodias. Le tétrarque Hérode Antipas est troublé par la présence, dans l'un des cachots de sa citadelle de Machærous, d'un prisonnier tout à la fois détesté et étrangement fascinant: Iaokanann, c'est-à-dire saint Jean Baptiste (chap. 1). Le proconsul Vitellius survient et visite la citadelle; il fait ouvrir le cachot de Iaokanann et tous peuvent alors entendre les malédictions proférées par ce dernier à l'égard du tétrarque et de sa seconde épouse Hérodias, qui hait le saint et veut sa mort (2). Lors de l'immense festin organisé durant la nuit pour l'anniversaire d'Hérode, une danseuse inconnue paraît et le tétrarque, envoûté, promet de lui offrir ce qu'elle voudra; elle demande la «tête de Iaokanann». Hérode ne peut se dédire et fait apporter la tête à la danseuse qui n'est autre que Salomé, la fille d'Hérodias, arrivée de Rome le jour même (3).
Rassemblés en un unique ouvrage, ces trois histoires sont coiffées par un titre qui les disperse _ le chiffre «trois» suggère le hasard d'une simple juxtaposition _ et les unit tout à la fois _ le terme «contes» assigne l'appartenance à un genre commun. Chaque texte est spécifique et se distingue des autres: «Un coeur simple» narre une histoire moderne et entièrement fictive, alors que les deux autres récits, situés dans le passé et mettant en scène des personnages tirés du patrimoine collectif, relèvent du genre historique ou légendaire; l'exotisme oriental d'«Hérodias» dessine un contexte spatial et culturel qui isole ce conte, de même que sa durée narrative, resserrée sur un jour, diffère de celle des deux autres textes, qui épousent la temporalité d'une destinée. Flaubert écrivit d'ailleurs ces histoires séparément et successivement, sans véritable souci initial d'une cohérence d'ensemble. Celle-ci s'imposa toutefois peu à peu et, si chaque texte se suffit à lui-même, il n'en reste pas moins que l'oeuvre s'offre à lire comme une totalité.
Les Trois Contes forment un triptyque dans la mesure où tout d'abord ils se réfèrent à un modèle pictural et où l'écriture privilégie une sorte d'immédiateté visuelle. L'expérience mystique de Félicité prend naissance dans l'iconographie religieuse et, surtout, dans l'imagerie populaire: «A l'église, elle contemplait toujours le Saint-Esprit, et observa qu'il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d'Épinal, représentant le baptême de Notre-Seigneur.» Le texte, simple dans sa structure narrative (toujours linéaire à l'exception de la rétrospection du chapitre 2 qui éclaire le personnage) et sa matière verbale, exemplaire par sa thématique (Félicité est la servante par excellence, d'emblée désignée comme telle: «Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l'Évêque envièrent à Mme Aubain sa servante Félicité»), se présente comme une équivalence du graphisme d'Épinal. De même, la dernière phrase de «la Légende de saint Julien l'Hospitalier» fait de l'ensemble du texte la transcription verbale d'une représentation visuelle: «Et voilà l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, telle à peu près qu'on la trouve sur un vitrail d'église, dans mon pays.» La simplicité, cette fois plutôt hiératique, de l'écriture cherche là aussi à rappeler le modèle initial. Enfin, si aucune référence picturale n'est explicitement proposée dans «Hérodias», la danse de Salomé récompensée par la tête de saint Jean Baptiste posée sur un plateau est, de Caravage à Gustave Moreau, un tel topos que le rapprochement s'impose de lui-même. De plus, ce conte est dominé par de minutieuses et amples descriptions qui lui confèrent une singulière majesté et l'apparentent à une sorte de grand tableau.
Les Trois Contes forment également une trilogie qui explore le domaine de la religion et de la croyance. Le récit de «la Légende de saint Julien l'Hospitalier» est directement hagiographique et la sainteté est présente dans «Hérodias» à travers le personnage de Iaokanann. Quant à Félicité, l'héroïne d'«Un coeur simple», son nom semble promesse de béatification. Sa vie, par son abnégation et ses souffrances, la sanctifie. Bien sûr, elle n'est pas, comme Iaokanann le précurseur _ qui prononce à deux reprises la célèbre phrase: «Pour qu'il croisse, il faut que je diminue» _, investie d'une mission sacrée. Les épreuves qu'elle subit n'ont pas non plus l'envergure de celles de Julien. Cependant, les deuils qui jalonnent son existence sont autant d'étapes sur un chemin de croix discret et humble, à l'image du personnage. Si Félicité n'offre pas, comme saint Jean Baptiste, sa vie à Dieu en sacrifice ou si, comme Julien devenu passeur, elle ne se met pas au service de la collectivité, elle connaît l'héroïsme de la générosité, par exemple lorsqu'elle fait face à un taureau furieux pour protéger Mme Aubain et ses enfants. Parmi ces étapes, il en est une dont le symbolisme est presque transparent: quand son neveu Victor est sur le point d'appareiller pour un voyage au long cours _ dont il ne reviendra pas _, Félicité se rend à pied à Honfleur, la nuit du départ, pour un dernier adieu, et un «calvaire», à l'aller comme au retour, balise son douloureux périple: «Félicité [...] voulut recommander à Dieu ce qu'elle chérissait le plus; et elle pria pendant longtemps, debout, la face baignée de pleurs, les yeux vers les nuages.» Félicité, Julien et Iaokanann constituent donc trois avatars d'une Passion et d'une rédemption. Au terme de leurs souffrances, ils rejoignent Dieu: Iaokanann cède la place à Jésus, Julien est emporté au ciel et Félicité voit le Saint-Esprit au moment de mourir.
L'ordre enfin dans lequel se présentent les Trois Contes participe d'une volonté de structuration, puisque Flaubert n'a pas conservé, pour la publication en ouvrage, la chronologie de l'écriture des textes. La trilogie s'oriente selon un parcours historique à rebours. En effet, l'on passe, avec «Un coeur simple», de la croyance moderne à celle, plus primitive, du Moyen Age avec l'histoire de Julien, pour enfin remonter, dans «Hérodias», aux sources du christianisme. Le dernier récit montre la naissance d'une religion encore dans les limbes _ la voix prophétique de Iaokanann, jaillie de son cachot souterrain, est bientôt couverte par la cacophonie des sectes multiples et hétéroclites présentes au festin d'Hérode _, mais déjà puissante. Iaokanann a le pouvoir de terrifier et de fasciner les Grands de ce monde: «Sa puissance est forte!... Malgré moi, je l'aime!», dit Hérode, et Hérodias est dominée, en dépit de sa volonté, par la voix du saint: «Hérodias l'entendit à l'autre bout du palais. Vaincue par une fascination, elle traversa la foule; et elle écoutait.» Dans «la Légende de saint Julien l'Hospitalier», la croyance, au sein de l'univers médiéval, apparaît dans sa phase de pureté et de naïveté primitives. Le merveilleux chrétien, largement présent, est la donnée fondamentale d'un monde dans lequel l'au-delà et l'ici-bas communiquent avec évidence et naturel. Quant à l'époque moderne, durant laquelle se déroule l'histoire de Félicité, elle se présente comme celle d'une perte de croyance. Certes, pour une part, Félicité renoue avec la foi archaïque: «Pour de pareilles âmes, le surnaturel est tout simple.» Cette simplicité, vestige du passé, pourrait signifier la capacité de survie de la foi ancestrale. Toutefois, la simplicité d'esprit de Félicité fait tout autant la grandeur du personnage qu'elle le rend dérisoire. Loulou empaillé, avec «son oeil de verre» et, plus tard, «les vers» qui le dévorent, est un substitut touchant, mais aussi bien piètre, du Saint-Esprit. En outre, si, dans «la Légende de saint Julien l'Hospitalier», la narration adhère immédiatement à l'Histoire pour nous plonger sans distance dans l'univers de la foi, la narration d'«Un coeur simple» adopte, quoique discrètement, un point de vue critique: Félicité fait l'objet de commentaires qui guident l'interprétation, à commencer par la périphrase du titre. Enfin, le merveilleux est atténué par la modalisation: au moment de sa mort, Félicité «crut voir», et encore son hypothétique vision est-elle celle d'un perroquet en lieu et place du Saint-Esprit! Dans «la Légende de saint Julien l'Hospitalier», en revanche, la présence et la transfiguration du lépreux ne font aucun doute. Révélateur de ce scepticisme moderne, c'est un ciel désormais vide, exclusivement météorologique, qui surplombe le monde: quand Félicité prie, elle a «les yeux vers les nuages».
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